Chroniques de petite enfance
Elle change si vite, à peine ai-je le temps de connaître l’une de ses facettes que d’autres scintillent déjà. Elle change si vite maintenant que son langage éclot à vitesse grand V. Elle aura deux ans le mois prochain. Ce n'est plus le bébé que son père s'amusait à lancer dans les airs l'automne dernier. Elle coure, elle parle, elle interagit avec ses univers, elle s'affirme petite fille, elle m'affirme maman...
Depuis trois semaines, elle va deux jours chez Manon. Tout se passe comme un charme. Mais du coup, je n'arrive plus à l'envoyer chez sa mère-grand. Je m'accroche à ces jours de la semaine qu'il me reste avec elle pour l'aimer au quotidien de toutes mes forces pour être à chaque minute présente. Je tangue entre retrouver des parcelles de vie sans elle et ne jamais la quitter. Je réalise en regardant un documentaire sur les garderies au Québec que j’ai une chance monstre d’avoir une gardienne de qualité (à prix non modique mais raisonnable) à temps partiel. J’écoute attentivement cette émission. J’apprends ce que je soupçonnais déjà: trouver une gardienne à temps partiel est du domaine de l’exceptionnel.
Je sais, Manon est un cadeau du ciel. L’homme a prié très fort durant des mois. J'ai résisté à son idée avec une grande volonté. Manon s'est profilé sur mon chemin, sachant les prières de l’homme et comprenant ses raisons, j’ai enclenché un processus qui a duré longtemps et qui nous mène désormais à cette nouvelle routine d'enfance.
Manon habite dans le village à quatre rues de chez moi, elle a deux enfants, une petite fille de trois ans et un petit garçon de 18 mois. Elle est éducatrice dans une CPE à Québec où elle travaille trois jours semaine. Elle offre à ma fille un excellent service. Elle m’écrit le déroulement de sa journée sur une feuille, sa façon de gérer l’horaire et ce qu’elle lui donne à manger satisfait mes exigences maternelles. Il arrive même que la petite revienne avec une création, un dessin, un arbre de papier, un truc composé de ses petites mains. La maison de Manon est grande, bien aménagée et possède un large terrain en bordure de la forêt. Manon semble posséder les mêmes valeurs de fond que moi. Elle m’est parfaite, même si je reste vigilante et je dois avouer un zeste méfiante ( je lui confie quand même mon enfant chérie!), mais je ne peux qu’apprécier ses services et je lui en suis reconnaissante. Je ne peux donc que me résigner à cette nouvelle routine qui me tracasse plus que l’enfant. Car M’zelle Soleil s'en va toujours avec le sourire, fière de partir avec son père dans la « vrooum-vroom », contente d’aller chez Manon pour jouer avec tous les jouets et les enfants (et parfois le bébé de ma voisine), elle me dit « babye, biizzzooouuu maman » avec entrain. Je retiens l’élan que je ressens de l’agripper pour la garder contre moi. Je me retiens avec un serrement intérieur et je la laisse partir.
Je sais que c’est une bonne étape pour son autonomie personnelle, je sais que cela me permet aussi de me rappeler que j’ai une indépendance féminine. Mais je n’arrive toujours pas à m’y faire vraiment. Je me raisonne. Je me dis qu’il me reste trois jours où je ne manque rien de cette petite enfance. Mon amie Vi me dit : « Etolane, tu ne peux pas être sa chose les trois autres jours parce-que tu te sens coupable de la laisser deux jours! Elle doit aussi apprendre à jouer plus toute seule… » Peut-être. Mais peut-être que je ne suis pas tant sa chose que je remplis mon rôle à temps plein avec peut-être juste un brin de zèle. J'ai tant fantasmé ce rôle dans mon enfance que j'ai un idéal bien ancré qui me guide inconsciemment. Je vois ce rôle maternel comme un emploi qui requiert de la patience, de l’attention, beaucoup d’amour, de respect et d'équilibre, juste ce qu’il faut de discipline pour ne pas trop entraver l'expression libre et aussi quelques leçons. Car jusqu’à ce que l’école prenne en charge ses apprentissages, j’ai une importante fonction d’éducatrice. Je n’ai pas les diplômes de Manon mais j'ai une certaine expérience et du cœur à l’ouvrage. Je crois faire un bon travail. Je me sens dématérialisée, je me suis habituée à une certaine simplicité dans un monde de consommations. La richesse que je trouve à ses cotés est mon trésor personnel. Je n'ai plus besoin de rien d'autre. Je me suis épurée. Et pourtant, je dois retrouver les chemins de la traduction pour mettre un peu de beurre dans nos d'épinards d'hiver. Je dois façonner un nouvel équilibre. Je sais que je dois faire attention à ne pas trop la couver, à ne pas trop la servir, à ne pas trop m'asservir. Je dois retrouver mon équilibre en acceptant la position de Manon dans sa vie. Je m’y attèle durant ces longues ( et paradoxalement très courtes) journées sans elle.
Lorsque je vais la chercher elle est toujours résolue à partir rapidement même si elle garde sa bonne humeur et semble avoir passé une belle journée comme il est écrit sur le papier. Elle me laisse parler quelques minutes avec Manon avant de me montrer clairement le chemin du départ. Manon me dit :
- Qu’est-ce qu’elle placote! J’en reviens pas! Elle a pas arrêté aujourd’hui, elle adore lire les histoires et elle a pas arrêté de me parler de « pouki » c’est quoi?
- Heu je ne sais pas, pouki, non, c’est nouveau…
- Et puis elle veut de plus en plus en faire les choses seules...
- Oh! que oui...
J’avale cette sensation désagréable qui jaillit à la pensée que j’ai raté quelque chose de sa vie. J'apprécie furtivement le fait de pouvoir partager ma mamamitude avec une autre. Je regarde ma fille faire le zouave, elle est si vive et si mignonne, je fonds d'un coup sous l’effet d’une puissante bouffée de chaleur chargée d’un amour incommensurable.
Elle m’entraîne vers la sortie, nous rentrons à la maison. Nous traversons le village paisible, Chanelle sur nos talons, le jour s’estompe. La nuit arrive de plus en plus tôt. M’zelle Soleil gazouille comme un adorable pinson. J'y suis tant habituée que c'est à peine si je me rends compte qu'elle est si bavarde! Elle me parle, je réponds, l'on s'engage en ces conversations qu'elle exprime par des signes, des mots articulés, des bouts de phrases, des sons mâchouillés, un tout que je décrypte avec plaisir. Elle me montre les feuilles d'automnes qui jonchent le chemin, je lui explique le cycle des saisons pour la énième fois, elle m'écoute, elle assimile, elle me raconte toutes ces choses qui lui passent par la tête. J'essaie de la comprendre. Elle me fait courir plus vite pour que la poussette prenne de la vitesse, elle rit de sentir le vent dans ses cheveux. Elle rit de ce rire cristallin qui me transperce du plus pur des bonheurs humains...
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