vendredi, novembre 10, 2006

Retour dans le passé.

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Retour dans le passé.
Un jour qui grave la mémoire


Il y a un an de cela, mon corps déformé par la vie menaçait de s’effondrer. Il y a un an de cela, une fine couche de neige recouvrait la rue devant chez moi. À peine le jour levé, ce 10 novembre 2005, j'ai perdu mes eaux, c'était une expérience bizarre. L'on ne s'est pas trop affolé. Nous étions prêts. Accompagnée de mon homme, chaussée de mes bottes de yeti, je suis allée chercher ma délivrance et rencontrer l'enfant caché en mon énorme ventre.

Lorsque je suis arrivée à la maternité, j’étais dans un tourbillon de sensations percutantes que je ne savais pas interpréter. Des vagues de contractions me fouettaient à toutes les deux minutes, j’étais en transe. En transe existentielle, le corps gonflé d’un petit bébé prêt à jaillir de mes entrailles.

Il était neuf heures du matin. J’ai accepté l’épidurale, chose que je regrette aujourd’hui. Je suis certaine que sans épidurale, j’aurais accouché en quelques heures, à moins que je n’aie pas tenu le choc! Dans le fond je ne le saurais jamais. Donc je me prends l’épidurale dans la face. Comme une locomotive qui t’aplatit sur ses rails. En quelques minutes, mon état de transe se transforme en un état végétal. Je suis devenue larve. Je suis même sure que je bave un peu tellement je suis paf, trop paf! Ce que je n’avais pas compris c’est que l’épidurale arrête les contactions, il faut donc les repartir chimiquement. L’une de mes veines, prise en otage, contrôle désormais mon état physique. À partir de ce moment là, l’excitation est retombée comme un soufflé raté. Il faut désormais attendre…

L’attente fut torturante. Interdiction de boire et cette soif intense qui me nargue, se joue de moi, m’emporte dans un désert aride où se dessèchent mes lèvres. Les minutes passent et je sens mon corps rebelle faire des siennes. Il m’emporte dans une série de convulsions des plus désagréables pour ne pas dire effrayantes! L’on se rend compte que la dose d’épidurale est trop forte. Je ne sens plus rien, inerte, je m’évapore. Juan, à mes cotés, est un phare dans la tempête qui emporte le moindre de mes sens. Je m'accroche. Les heures passent…

Une infirmière, avec de la jugeotte, pense que ma vessie trop pleine empêche mon col de se dilater, et hop, une petite sonde pour résoudre le problème. Dans ces moments là, on est heureuse d’être rendue végétale! L’infirmière avait raison, à partir de là, mon col se dilate à vue d’œil. Ouf! Je suis heureuse de ne pas avoir à le regarder en face ce maudit col! Je commence à ressentir une forte pression dans les hanches. Je comprends que le moment approche. L’épidurale n’est plus vraiment effective. Il paraît que je ne dois rien sentir. Ils veulent forcer la dose, je refuse. Non merci, je préfère sentir la douleur, vivre l’instant, plutôt qu’être perdue dans un coma éveillé! Je commence à avoir peur. Avec la douleur débarque la peur…

Je sens l’angoisse m’envahir au fur et à mesure que la pression dans mes hanches augmente. J’écoute battre le cœur du bébé. J’ai peur du moment où je devrai pousser. D’abord comment on pousse??? Je ne sais pas pousser moi, j’ai jamais poussé moi!!! Comme on dit ici : « J’ai la chienne. » Une douce infirmière qui m’a rencontrée durant mon suivi de grossesse est de garde. Son travail est mon cas. Elle voit mon âme chavirer et arrive à ma rescousse avec des mots doux et une voix posée qui m’enjoint de rêver. Elle m’entraîne dans une visualisation futuriste qui calme mon épouvante. Elle me pousse à imaginer le meilleur des mondes pour moi et mon enfant. Je m’imagine, bien dans mon corps, fine, libre, sur une plage des Caraïbes, je vois la mer turquoise, je sens le souffle des cocotiers, je regarde les petits pas de ma fille sur le sable. Je me baisse pour ramasser des coquillages avec elle, tout est doux, non loin, Juan nous observe, souriant…

Je me calme juste à temps pour entreprendre le contrôle de mes poussées. Le moment crucial est arrivé. La douleur est particulière, aussi forte que méconnue, je pousse. C’est affreusement dur, incroyablement sportif. Une autre infirmière m’explique l’Art de la chose :

- Tu prends trois grosses respirations, tu pousses pas, tu gardes ta respiration et puis tu pousses un gros coup quand tu relâches ton souffle, là tu pousses de toutes tes forces…

Cela me prend deux-trois fois pour comprendre le rythme, j'assimile le truc et je me concentre à cette périlleuse tâche. Je pousse comme une malade mentale. Je pousse avec l'appui de toutes les forces de ma volonté (car mon corps est réellement dans un état pitoyable). Je comprends bien que c’est là le moment clé, que si je ne pousse pas assez fort, le bébé remontera et alors s’en suivra un dangereux va et vient entre l’endroit où il est coincé et la porte de sortie!

Lorsque je sens la contraction, je pousse comme une folle. Je deviens dingue de pousser. Je ne ressens plus rien d’autre que cette infernale pression dans mon bas-ventre. Des sensations étranges se révérbèrent dans mon bassin torturé. Le bébé se fraye un chemin en mon corps. Centrée sur l'effort. J’entends battre le cœur de l’enfant. Là se cache l’essence de toute ma volonté. Son coeur ralentit à peine quand je pousse. J’ai l’impression de tanguer entre plusieurs dimensions, je pousse encore plus fort. Je me déchire l'être. Un peu plus tôt, l’infirmière m’a dit que cela pouvait durer des heures! Que nenni! Je vais certainement pas avoir la force que cela dure des heures! C’est terriblement éreintant. Chaque contraction me laisse sur le pavé. Je donne tout ce que j’ai de ma vie à chaque poussée, je grogne comme une sauvage, je pousse…

Au bout d’une dizaine de poussées de forcenée, j’entends l’infirmière qui dit :

- Ça y est, je vois la tête!

Ah! Ben il était temps, je me dis intérieurement, parce que c’est vraiment crevant ce truc! Je vais y laisser ma peau!!! Il est sept heures du soir. Ma chair explose, mes os grincent, il y cette pression du bassin qui me vrille toute entière, elle me bouscule le bas ventre, c'est littéralement intolérable! Je vois Juan qui regarde, je le vois s’émouvoir, il me soutient, m’encourage, il m'aime. L’infirmière me demande :

- La tête sort, tu veux toucher la tête?

Mon cerveau manque de déraper, je réplique plus vite que ma pensée :

- Non, je veux juste qu’il sorte!!!!

Une autre contraction m’emporte, je pousse, je sue, j’enrage, j’ai peur, j’ai mal, je force de toute mon âme. Je m’écrase contre l’oreiller, en nage, essoufflée, ravagée par l’effort. J’entends dire que ça y est presque. Je ratroupe les miettes de mon courage. J’attends la sensation maintenant familière de la contraction qui soulève la chair et je pousse, je n’ai plus grand chose dans le corps mais je pousse malgré tout…

Plongée dans une brume douloureuse, j'entends cette phrase qui me déconcerte :

- Maintenant dis au revoir à tes organes génitaux tel que tu les connais!!!

Je me demande si je rêve, mais qu'est-ce qu'elle me dit l'autre?!? Je n'ai pas le temps de me poser toutes sortes de questions, mon ventre durcit encore, une autre contraction se fait sentir. À moitié démente, je force une autre poussée avec tout ce qu'il me reste d'énergie. Je n'en peux plus. J’entends un splash, une sensation toute aquatique m’inonde l’être, j’ai l’impression d’accoucher d’un poisson! Hein?!? Je sens que c'est passé, elle est sortie, c’est fini! Je soupire de soulagement, je n’entends plus rien. Inquiète, je veux savoir comment va le bébé. Du coin de l'oeil, je vois Juan essuyer une larme sur sa joue. L’on pose contre mon sein une toute petite chose qui me regarde de ses grands yeux, calmement. Je fonds, simplement. Elle est là…

L’une des assistantes du docteur relève la tête, une traînée de sang colore sa joue. Mon sang sur sa joue. J’ai un peu honte. Je voudrais m’excuser mais je n’ai plus la force de parler, de bouger. Juan prend le bébé contre sa peau, il berce notre nouveau né tandis que je me fais recoudre. J’avais même pas réalisé que j’étais ainsi ouverte! J’en avais pourtant eu si peur de cette coupure! Je n’ai même pas senti le scalpel m’ouvrir, dans la douleur se noie la douleur. Encore une expérience féminine des plus inintéressantes à vivre! Enfin comme il vaut mieux être bien raccommodée, je serre des dents et plonge mon regard dans celui de Juan, aux anges…

Je ne sais pas encore que je suis en train d’attraper la mort, que d’ici quelque jours, j’entrerai dans un cauchemar physique qui durera des mois. Je ne sais pas encore à quel point l’année à venir sera difficile, et c’est tant mieux…

Finalement ce qui me faisait le plus peur ne m'aura pas fait mourir et ce que je n'imaginais même pas a failli me tuer! Il aura fallu plusieurs mois pour que je puisse reconnaître mes parties intimes mais rien n'est foutu, tout finit par se replacer et contre toutes attentes, ce ne fut pas cela qui fut le plus traumatisant! Quelques jours plus tard, j'ai demandé à Juan si j'avais rêvé la remarque du docteur. Il m'a répondu que non, elle a bien dit cette phrase bizarre juste avant de me couper! Il m'a dit que c'était le seul moment où il avait détourné les yeux! Il m'a aussi expliqué comment voir son bébé venir au monde fut le moment le plus magique de sa vie...

Aujourd’hui je vais mieux, je reprends peu à peu possession de mon corps. Je suis moins malade, moins faible, toujours un peu fragile. La fin de semaine dernière, je vais rendre un film loué et la caissière, nommée Doris, me dit :

- Tu as l’air mieux, je suis contente…
- Ah! Oui, merci, je reprends de la vie…
- Ma pauvre, tu as vraiment eu une grossesse épouvantable et après c’était même pire, tu faisais vraiment pitié!!!
- Oui, je sais, ça a été vraiment dur…

Elle m’explique, avec chaleur, comment elle a vu la grossesse me passer sur le corps dévasté, comme elle a eu mal pour moi. Je ressors de là, un peu déstabilisée, pas vraiment étonnée, alors comme cela je n’étais pas la seule à me faire pitié!!! Mais je vais mieux…

Dans mon malheur, je me compte chanceuse d'avoir une petite fille en bonne santé, éveillée, dégourdie, volontaire, qui dit maman et papa, qui bavarde, qui explore, qui éclaire la vie de sa petite bouille lunaire. Rien que pour cela, je serais prête à tout recommencer. Car c'est vraiment un petit rayon de soleil qui m’illumine le cœur. De la plus pure magie humaine...

Parfois je la regarde et je retiens mon amour de la croquer, de la dévorer de baisers. Je la vois évoluer, progresser, je ressens sa personnalité qui se dessine et je suis submergée d’une tendresse incroyablement douce et puissante. Je souhaite lui donner le meilleur de moi-même et c’est pour cela que je plie sans casser, pour cela que je me relève à chaque fois que je tombe, lorsque la détresse m'écrase, c'est pour cela que j’avance. Chaque jour, j'avance un peu plus sur le chemin du bien-être et de la guérison…

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