À la recherche d’un futur
J’ai des cris plein la tête. J’ai quitté ma patrie à jamais. Le temps n’a pas guéri mes plaies qui chaque nuit saignent d’horreurs. Chaque soir, cette même crainte de retrouver ce même cauchemar qui m’habite depuis mon départ à la hâte. Même en plein jour, si je ferme les yeux très fort, je peux encore sentir l’odeur de mon enfance qui brûle entre quatre murs décrépis. J’entends encore les cris de ma mère, les suppliques de mon père et chaque coup de machette meurtrier résonne encore à mes oreilles. J’ai la mémoire en sang.
J’ai quitté un pays de soleil après m’être sauvée, cachée au creux de la chance. J’ai finalement atterri en un immense camp, où l’on nous a parqués comme un énorme troupeau de bétail affamé. Un jour, par ce qui me sembla le plus grand des hasards, alors que j’étais noyée dans un océan de réfugiés aux frontières de nulle part, d’énormes hélicoptères vinrent pécher les plus jeunes de la horde. Prise dans un filet invisible, ils m’ont emporté dans le ventre de leur douce humanité. Je n’ai pas résisté, j’avais faim, j’avais mal et j’étais submergée d’une puissante rage intérieure. Une rage de vivre inébranlable qui suintait par chaque pore de ma peau révoltée. Je voulais vivre pour les miens qui n’étaient plus, vivre pour défier ce mal qui s’était déployés sur nous. Je voulais lutter pour ne rien oublier. Les machines des blancs m’ont emportée en leur univers qui est devenu mien. Étrange monde de glace et de froid où la chaleur des gens pâles réchauffait mon petit cœur gelé. Je venais d’avoir seize ans.
J’avais été violée, mutilée, cassée et pourtant j’étais encore là, seule, le cœur battant dans mes veines. Mon sang palpitant en mes pensées rongées de culpabilité irraisonnée. Une famille me prit dans son nid, elle s’occupa de moi comme d’un petit oiseau blessé, doucement, je recommençai à vivre…
Mais tout cela eut lieu il y a si longtemps! Presque deux décennies se sont écoulées depuis le génocide de ma famille biologique. Les jours, les mois, les années ont passé. J’ai réappris à fonctionner, à communiquer, à aimer. Je me suis reconstruit un foyer. Ce fut un long et périlleux processus. J’ai dû prendre en main les rennes de ma vie, découvrir des gens, des coutumes, des couleurs si différentes des souvenirs de mon enfance ruinée. Je me suis instruite, j’ai évolué, mais jamais je n’ai réussi à pardonner.
Jamais je n’ai jamais réussi à effacer le souvenir de cette autre vie au creux de mes nuits agitées de souffrances. Comme un fantôme du passé venu tourmenter chacun de mes sommeils, ces mauvais songes me hantent sans que je ne puisse jamais les attraper et les détruire. Des songes qui s’amalgament en une seule entité de haine et de souffrance, comme un fantôme sanguinolent, grotesque, qui me mange l’inconscient. Je le connais si bien désormais que j’ai presque l’impression qu’il habite un peu de mon âme, un peu de ma chair. Je sais très bien qu’il se nourrit de moi, de ma tête, de mon cœur, de mes pleurs. Il vit de mes morts, comme un mauvais sort, il m’empêche d’oublier. C’est peut-être aussi ce que j’avais désiré durant ce vol si lointain, ne jamais oublier ces atrocités vécues…
Ce que je n’avais pas réalisé, c’est que les souvenirs que j’aimerais aujourd’hui posséder sont les sourires de ma mère, les rires de ma petite sœur, les regards étoilés de mes frères, la douceur des gestes de mon père. Hors, tout cela, je l’ai oublié. Je le sais. Je ne reconnais plus que cette feinte odeur d’un bonheur déchiqueté. Et toujours, ces cauchemars au cœur de mes nuits, cauchemars remplis de cette détresse dépassée qui ne veut plus me lâcher. Même après m’être mariée l’été dernier, le fantôme honni est resté ancré au fond de mes songes. Même son amour inconditionnel n’y a rien changé. Chaque nuit ces mêmes sueurs, chaque nuit ces mêmes peurs. Et, depuis neuf mois cette vie nouvelle qui grandit en mon ventre éclaté. Petit être de chair et d’espoir.
Ce matin, les premières contractions me retournent les entrailles. Sept heures à hurler, à halluciner les esprits des ancêtres. Sept heures à pleurer, évacuer ma douleur intime en une souffrance ultime. Sept heures à pousser. Pousser la vie, crier la mort. En une ultime giclée de sang écarlate, une petite tête s’est dessinée. Petite chose portant en ses veines un petit peu de chacun des miens, fruit de tous les combats de mon existence, petit miracle entre mes mains. Ses premiers cris ont effacé chacune de mes douleurs comme par magie. Mon esprit s’est enfin calmé.
C’est un garçon me dit-on. Je hurle de joie incandescente, je crois que je viens de le tuer, ce fantôme du passé, reflet d’un malheur périmé, le voici effacé. Je le sais. C’est avec la promesse d’un futur que j’aurai fini par l’écraser. Ce soir, mon bébé dort à mes cotés. Au plus profond de mon cœur cicatrisé, je réalise que je suis définitivement transformée. Pour la première fois depuis des années, ma nuit sera belle car je peux à nouveau rêver d’avenir et de bonheur partagé.
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