jeudi, juin 14, 2007

Blessure d’enfant (suite)

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Blessure d’enfant (suite)

Sous le soleil de cette autre belle journée, un semblant de retour à la normale qui fait du bien. Après être passée à la clinique aux petites heures du matin, Juan a repris sa routine de bureau, Lily encore patraque reprend du mieux. Elle a dormi dans son lit la nuit dernière sans se réveiller. Même si nous avons dû la réveiller à trois heures du matin pour lui administrer malgré elle sa dose d’antibiotique, elle ne semble plus faire de fièvre. Elle redevient la petite fille que nous avons appris à connaître. Un soulagement palpable s’installe dans notre maisonnée.

C’est dans la nuit de lundi à mardi que nous avons vécu le pire. Avant le coucher, la trouvant brûlante (j’avais eu la subtile impression de la voir décliner durant la fin de l’aprés-midi), sans surprise, je découvre que sa fièvre est à 38.3. Nous lui donnons une nouvelle dose d’analgésique. Tout de suite, je sens les griffes de l’inquiétude étreindre ma force vitale. J’appelle Info Santé, l’infirmière de service me conseille de surveiller la fièvre. Si cela stagne, attendre le lendemain pour consulter le docteur comme il était prévu de la faire. Si la fièvre monte, retourner d’urgence à l’hôpital. Cela dit, le fait qu’elle fasse de la fièvre est mauvais signe, je le sais au plus profond de mon cœur.

Nous avons des amis à dîner et la conversation du soir tourne autour de la brûlure. L’enfant se réveille sur le coup de dix heures. Elle est brûlante, blanche comme la lune, nous reprenons sa température : 39.5. Nous décidons de partir à l’hôpital sur le champ. J’appelle la réceptionniste du petit hôpital de brousse où Lily est soignée, histoire d’être sure qu’il y a un docteur de garde! La réceptionniste me dit de l’emmener de suite pour consultation. Nos amis repartent en ville. Kay me prend chaleureusement dans ses bras, sensible à ce souci qui pèse lourd sur mon visage. En vingt minutes, nous sommes à l’hôpital. En cinq minutes, une infirmière nous rencontre. De peines et de misères, elle prend la température de l’enfant, nous voilà rendu à 40. Lily-Soleil semble s’éteindre à petit feu, elle est livide. L’infirmière lui administre un autre analgésique. Nous restons dans la salle de consultations tandis que Michelle l’infirmière part chercher le docteur. Juan essaie d’alléger l’atmosphère en faisant la conversation. Je ne suis guère bavarde. Il explique à l’enfant bouillant :

- Tu vois ma Lily, là, Maman elle a le cœur dans les talons, juste là dans le talon.

L’enfant fronce un sourcil, il poursuit :

- Pis son estomac, il est dans sa gorge…

J’avale mon tourment pour sourire faiblement. Je sors l’un des sablés que j’ai confectionné le soir même pour lui changer les idées. Le docteur arrive sur ses entrefaites. Il trouve le sablé appétissant. C’est un jeune homme d’allure sympathique, fin vingtaine, pas mal de sa personne. Il examine l’enfant, semble préoccupé, nous lui expliquons la situation. Je fais mention de la dizaine de piqûres de moustiques qu’elle a sur le corps et qui sont entrées en éruption durant les dernières heures. Je sens monter les larmes que je retiens péniblement. L'enfant hurle lorsque s'approchent les infirmières. Le docteur constate que son petit bras est brûlant. Il faut enlever le pansement. Je sens la réticence de Juan qui se contrôle. Changer le pansement implique qu’il la tienne à nouveau tout en subissant cette vive douleur qui la fait se tortiller comme un asticot hystérique. Je savais que nous devrions passer de nouveau par là. Nous en avions parlé durant le trajet mais l’homme ne pouvait imaginer lui faire subir cette autre torture. Le moment fatidique arrive. Je voudrais que sa douleur soit mienne.

Elle hurle de douleur criant « Maman » comme si elle se noyait sous mes yeux. Les larmes inondent mon visage qui reste calme tandis que je me plonge mes yeux dans les siens pour lui expliquer que nous devons la soigner même si cela fait très très très mal. Le moment est terrible. Il déchire nos deux cœurs de parents qui s’émiettent misérablement. L’homme s’énerve un peu contre les infirmières. Je discute avec le gentil docteur (pas laid de surcroît) les joues pleines de larmes, j’ai le cœur dans les talons et l’estomac dans la gorge. Même si la plaie est belle, il est évident qu’il y a infection pour que la fièvre soit si forte et ce genre d'infection est très dangereux, cela va tout de suite dans le sang. Le docteur décide de la mettre immédiatement sous traitement intra-veineux. Nous changeons de salle. Quatre infirmières entourent l’homme et l’enfant. L’une d’elle se tourne vers moi et me demande comment cela va. Je suis si blême qu’elle m’encourage à aller prendre l’air quelques minutes, puisque je ne peux rien faire de plus, autant essayer de reprendre des forces…

Minuit sonne. Je sors dans la nuit chaude. Nous sommes les seuls patients. J’ai remarqué deux policiers à l’entrée. Ils sortent peu après moi avec deux femmes sur leurs talons. L’une d’elle semble avoir pas mal de problèmes. Ils me remarquent à peine sur mon banc. Je l’entends refuser d’aller en centre. Je ne sais pas trop ce qui lui est arrivé, je soupçonne une querelle conjugale. Grossière, elle se dispute avec l’un des policiers. Attentive, je me fais toute petite sur mon banc.

Elle : Je veux pas aller là, calvaire j’irai pâs! J’veux aller chez ma mère, emmène moé chez ma mère j’irais pas dans ton centre tabarnak!
Lui : Il est passé minuit et ta mère a 82 ans! Tu vas aller au centre j’te dis!
Elle : Non, j’veux pas. Ma mère a déjà vu pire, pis c’est elle qui a les enfants à soir!
Lui : Raison de plus, tu vas pas aller tous les réveiller, tu vas au centre jusqu’à demain matin!

La femme qui l’accompagne s’insère dans la conversation pour la convaincre d’accepter, elle propose de l’emmener. L’autre colère, sacre, tempère :

- Ouin, ben si j’y vas, je crisse mon camp à la première heure, avant que tout l’monde soit deboute! J’veux pas qu’on m'voie là! C’est-tu clair tabarnak de cristie de câlisse!!!

D’un coup, elle croise mon regard vide de jugements. J’ai le cœur dans les talons, l’estomac dans la gorge, je suis toute petite sur mon banc. Je respire les étoiles en priant le ciel, j’erre dans une douleur intérieure sans nom. Elle soutient mon regard qui ne baisse pas. Elle me demande si j’ai du feu. Le policier qui la tient par le bras me regarde gentiment en tournant la tête de gauche à droite pour que je ne lui réponde pas. La dame qui l’accompagne l’entraîne rapidement vers sa voiture. Les policiers remontent dans la leur. Je regarde tout ce petit monde disparaître de mon horizon. Il y a toutes sortes de misères humaines sur Terre, certaines sont physiques, d’autres sont morales. Aucun humain n’échappe à la souffrance. Je pense à mon brin de fille qui vit ce concept pour la première fois de sa petite vie. Mon cœur sombre. Un sanglot m’emporte. Le silence m’englobe. Je lance une dernière prière aux étoiles qui scintillent dans la noirceur de l’infiniment grand. Je respire profondément avant de reprendre le chemin de ma famille.

Dans la salle, l’enfant hurle, pleure, se débat. Elle est contente de me voir. Je lui souris, je prends sa petite main dans la mienne. Les infirmières ne trouvent pas de veine à piquer. Elles n’ont pas l’expérience d’un si petit corps. Elle ne savent plus à quel saint se vouer. L’homme a un regard d’aigle, il surveille la situation sans rien perdre des détails. La seule veine qu’elles trouvent est à coté d’une grosse artère. Elles hésitent. Il refuse de les laisser piquer là. C’est un cirque surréaliste. Finalement elles décident de reprendre sa température. Avec soulagement l’on constate qu’elle a un tout petit peu baissée. La grosse dose d’analgésique prise en arrivant commence à faire effet. Le docteur revient. Il est dépité. Il se résigne à lui administrer un antibiotique par voie orale. Juste cela, c'est du sport, l'enfant ne veut plus rien savoir des adultes qui l'entourent. Le docteur nous explique qu’il ne peut rien faire plus. Que si sa fièvre remonte encore, il faudra aller d’urgence à Québec où les hôpitaux ont plus de moyens. Nous rentrons à la maison avec notre trésor malade. Nous sommes complètement retournés. Sans se laisser abattre, nous nous serrons les coudes pour ramer plus fort dans la débacle de nos émotions. L’enfant s’endort pour se réveiller une heure plus tard. Elle vomit. Sa température stagne, nous la couchons avec nous. Allongée dans le lit, une main sur son petit dos, je ne peux trouver le sommeil. Il n’y a plus qu’elle dans mon univers qui tourne autour de sa peine. J’ai peur. J’ai mal. Je veux lui offrir le meilleur.

Au petit matin, son état semble se stabiliser, elle n’est pas en forme mais elle se bat. Nous poursuivons le traitement antibiotique. En fin d’après-midi nous retournons pour une autre séance de torture. Changement de pansement. Les infirmières nous reconnaissent et sont d’une extrême gentillesse. Il n’y a pas à dire c’est peut-être un hôpital de brousse mais le service est excellent, humain, personnalisé. Nous attendons à peine. En une heure c’est fait. Lily-Soleil ne va pas bien mais son état semble s’améliorer. Nous rentrons un peu plus soulagés. Mercredi n’est pas facile, elle a mal, elle se plaint en touchant son bras et en disant de sa toute petite voix si mignonne : « aille, aille, aille ». Elle n’aime pas prendre ses médicaments, la pauvre petite puce n’en peut plus. La journée se passe sans autre anicroche. Tout doucement nous recommençons à respirer. Juan me dit :

- Je suis heureux d’être heureux, content d’être content, soulagé d’être soulagé.

je le comprends intimement. Au fil des jours, j’ai réalisé toute la banalité de l’accident, ensemble nous avons traversé l’épreuve, forts de ces sentiments qui nous lient en cette enfant chérie, nous combattons sans nous déchirer. Juan n’en revient pas des dégâts qu’aura pu causer une seule tasse de thé. Pour avoir vécu pareille expérience, je ne suis personnellement pas étonnée. Au passage, nous essayons de retirer le meilleur de nous même. Aprendre de l’épreuve pour avancer, pour évoluer. Je ne peux m’empêcher de ressentir une très grande compassion pour tous les parents qui ont un enfant atteint d’une maladie incurable et qui doivent incorporer ce cycle de soins à la texture de leur réalité. Il y a quelque chose d’absolument pas naturel à voir souffrir un enfant. Un enfant c’est la vie et l’innocence, c’est le rire et le bonheur, c’est les pleurs de colère ou de caprices. De mieux en mieux, nous comprenons toute la portée de notre « parentitude ». Tous les trois, nous avons pris, chacun à notre manière, un petit coup de vieux…

Aujourd’hui l’enfant est fatiguée, elle pleurniche plus qu’à son habitude mais reste gentille dans sa petite misère. Petit à petit elle reprend des couleurs. Nous devons nous rendre toutes les 24 heures à la clinique de l’hôpital pour lui faire son changement de pansement. L’infirmière qui la prend en charge est adorable, douce et dévouée. Elle tombe vite sous le charme de notre petit soleil dans la brume, elle n’en finit plus de s’extasier. Elle nous dit :

- Comment voulez-vous résister à un tel regard. Quelle jolie petite puce! Et elle est gentille en plus…

Elle poursuit en nous disant qu’elle nous trouve de bien bons parents. Je ne sais quoi dire devant cette gentillesse qu’elle nous témoigne. L’homme ne peut s’empêcher de répondre :

- Si on était meilleurs parents, elle ne se serait pas brûlée…

Elle sourit à sa répartie. Elle nous dit de ne pas nous faire, que c'est un accident tout à fait courant. Lily-Soleil reprend du poil de la bête, elle arrive même à lui faire une risette. L’infirmière nommée Karine fond comme neige au soleil. Nous la retrouverons de bonne heure demain matin pour un autre changement de pansement. Elle m’explique que d’ici la semaine prochaine, lorsque sa plaie ne suintera plus, nous pourrons envisager de changer le pansement aux deux jours. Malheureusement, elle sera privée de baignade pour plusieurs jours encore. Si tout va bien, d’ici deux ou trois semaines, elle devrait être totalement tirée d’affaire. D’ici là, nous ferons tout notre possible pour lui rendre la vie douce et agréable…

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