D'ombres et de lumières
Bien souvent l’on me dit que j’ai de la chance d’être avec ma fille. À chaque fois je serre des dents, une fois sur deux je réponds : « Je ne sais pas si c’est de la chance, je dirais plus que c’est un choix. ». Et à chaque fois que je réponds cela un silence plus ou moins confortable s’installe, cela clôt généralement la discussion sur le sujet. Cela m’énerve.
Celle qui me fait la remarque est souvent une professionnelle endurcie. Que dirait-elle si je m’exclamais « Oh! Tu as une carrière, tu en as de la chance! ». Elle me regarderait sûrement comme si je débarquais d’une autre planète. Et de plus en plus souvent lorsque fuse cette phrase à mon égard « Oh! Tu as de la chance ! » (Implicitement, tu es à la maison avec ta fille à la journée longue), j’ai l’impression de vivre sur une autre planète.
Pourtant tout comme beaucoup de femmes font des sacrifices maternels pour leur vie professionnelle, je fais des sacrifices personnels pour ma vie maternelle. À chacun ses choix. Dans les deux cas de figures les sacrifices sont réels. Dans les deux cas de figures il faut assumer son choix. Je ne désire pas juger la femme de carrière tout comme je souhaiterais ne pas être jugée en ma condition de maman professionnelle. J’estime que ces deux états de vie proviennent de la même liberté de choix féminine. Nous avons la chance de vivre en une société où les femmes font le choix de leur destin, ce n’est pas partout sur la planète que cela se passe ainsi. Nous sommes très chanceuses de vivre une telle expérience. Il est de notre devoir d'en être conscientes. De cela, oui, je crois que j’ai beaucoup de chance…
Il est vrai que j'ai la chance d'avoir un mari ouvert à mes envies. Un mari qui accepte les choix que je fais, qui m'aime comme je suis. Mais suis-je plus chanceuse que celles qui ont un mari qui acceptent de les laisser travailler? Je me demande pourquoi si peu de mes contemporaines comprennent que je puisse faire le choix conscient de me dédier à la petite enfance de mon enfant. Parfois j'ai la sensation que c'est un choix qui menace les féministes dans l'âme. Un choix qui les dérange. J'ai lu quelque part que le droit d'être mère s'était perdu dans le militantisme des droits de la femme.
D'un autre coté ma fille aura trois ans cet automne et j'estime qu'elle est désormais assez autonome pour s'affirmer hors des jupes de sa mère. Assez autonome pour aller à l'école ou tout du moins entrer un système éducatif où elle devrait apprendre à cohabiter avec ses pairs tout en faisant travailler son intellect. Pourtant comme je ne l'ai pas inscrite à la CPE du village voisin lorsque j'étais enceinte, elle a peu de chance de se trouver une place avant ses quatre ou cinq ans. Même si je l'ai inscrite alors qu'elle avait 18 mois, elle est si loin sur la liste que c'en est pathétique. Comme elle est née en novembre, elle ne pourra normalement entrer en maternelle qu'à l'aube de ses six ans. Il faut que l'enfant ait fêté ses cinq ans en septembre pour qu'il puisse être inscrit à la maternelle. Si malgré tout je souhaite que ma fille puisse faire son entrée en maternelle l'année de ses cinq ans, je devrais demander une dérogation qui me coutera un petit millier de dollars, et qui fera passer ma fille sous une batterie de tests afin de déterminer si elle est apte à commencer l'école deux mois avant ses cinq ans sonnants! De cela je ne suis pas inquiète..
Alors qu'arrivent à l'automne les trois ans de ma fille je me retrouve devant un dilemme: ou je choisis de reprendre le fil de mes ambitions personnelles et je la place en milieu familial ou je continue sur ma lancée et je poursuis ma fonction de maman-éducatrice tant que je ne lui aurai pas trouvé une place à "l'école". Je ne suis pas encore vraiment sure de ce que je veux faire. Je dois aussi tenir compte de son besoin de socialisation. C'est parce-que je tiens compte de ce fait que je me transforme régulièrement en service de garde pour les petites filles du quartier qui viennent autant jouer avec Lily que profiter de mes services d'enfance. Un proverbe africain dit qu'il faut un village pour élever un enfant. Moi, le village dans lequel j'habite est peuplé de carriéristes ou d'heureux matérialistes. Je suis un drôle de spécimen dans la jungle où j'habite. Il y a des jours où, en ma condition de maman, je me sens un village à moi toute seule. Ces jours là je me dis que je vivrai bien en Afrique!
Il est vrai que j'apprécie énormément les charmes de la petite enfance. Que je me nourris de l'innocence de ma fille, que je me baigne dans la pureté de son âme. Il est vrai que grâce à elle j'élargis l'horizon de mon coeur. Il me plait d'être celle qui guide ses premiers pas, celle qui lui apprend ses premiers mots, ses premières expressions, celle qui lui explique ses premières bases intellectuelles. Le cadre de nature où j'ai choisi de vivre a ses avantages tout comme ses inconvénients. Chaque choix que l'on fait dans une vie porte conséquence. Ma vie professionnelle s'atrophie subtilement mais mon univers émotionnel est en pleine expansion. L'amour que je vis au quotidien avec ma fille est un petit miracle. Il me fait grandir au quotidien. Il me transforme. Ces moments de câlineries, de complicité et d'affection que nous partageons abondamment sont équilibrés par d'innombrables disciplines, ils sont aussi enrobés de certaines contraintes. Mais tout est une question de choix...
Quatre jours après que j'ai donné la vie, j'ai rencontré la mort. La mort est venue me rendre visite durant la nuit. Au début, je n'ai pas compris ce trouble indistinct que je ressentais au plus profond de mes entrailles. Une vague de fièvre m'a sortie d'un léger sommeil. Quelque chose ne tournait pas rond. Pourtant mon homme m'aimait encore même si j'étais devenue une masse de gélatine informe. Mon joli bébé en parfaite santé respirait sereinement à mes cotés. Quelque chose ne tournait pas rond. Une angoisse persistante s'installait en mes pensées. Les vagues de fièvre se faisaient plus rapprochées. Je réveillai Juan qui était épuisé. Il ne prit guère aux sérieux mes complaintes nocturnes et se rendormit aussi vite en me serrant dans ses bras. L'aube se leva et la petite se réveilla. Au petit matin, je n'étais guère mieux. Je ne savais pas ce qui clochait, mais je savais que je n'allais pas bien. Je me sentais juste faible, très faible, aussi faible que j'étais devenue grosse, ce qui n'est pas peu dire!
La fièvre revint, je pris des cachets. L'infirmière qui suivait nos premiers jours de parents à la maison me conseilla d'aller sur le champ à l'hôpital. Nous nous y rendîmes après avoir déposé le bébé chez ma mère. Ah les urgences! J'arrivai un jour de chaos. Je ne sais pas trop ce qui s'y passait mais c'était un véritable tourbillon. Ainsi commença l'attente. Les infirmières n'en finissaient plus de dire que c'était un jour de fou, oubliée dans un coin, je n'en finissais plus de me sentir glisser. Encore et encore j'expliquai à Juan que quelque chose ne tournait pas rond. La fièvre qui montait m'emportait toujours plus loin. Petit à petit je me suis sentie disparaitre. Les infirmières passaient puis s'évaporaient dans le chaos ambiant. Sans le savoir je me mourrais. J'avais la grande faucheuse accrochée à mes pieds. Je sentais le danger m'effleurer les idées. À mesure que les vagues de fièvre s'intensifiaient, à mesure je comprenais que j'étais dans la merd...
J'expliquai à Juan ce que je ressentais et je voyais monter la panique dans la prunelle de ses yeux. Les vagues de fièvre étaient si puissantes qu'elles me laissaient sans voix. Une ultime vague m'emporta les paroles et je devins muette. C'est à ce moment là que je la vis clairement. Je vis la mort qui me chatouillait les pieds et me tirait patiemment en sa direction. J'entrai en bataille. Durant ce temps de combat, le visage de mon bébé nouveau né se tatouait en mes pensées. Elle était comme un astre de lumière qui éclairait mes ténèbres. Elle était ma raison de vivre. Ce tout petit bébé dont j'étais la maman était l'ancrage qui me tenait dans la tempête. J'allais avoir trente trois ans. J'avais attendu tout ce temps avant de mettre au monde un enfant. Je ne pouvais pas mourir maintenant. Qu'allait-il devenir de ma fille? Indiciblement, je me sentais sombrer...
Une autre vague de fièvre me parcourut et c'est là que cela se passa. Certains disent qu'ils ont vu leur vie défiler sous leurs yeux alors qu'ils faillirent mourir. Moi ce n'est pas ma vie que j'ai vue c'est la sienne. En quelques minutes qui me semblèrent éternelles j'ai vu la vie de ma fille défiler sans moi. J'ai vu le bébé grandir devenir petite fille puis femme. Une enfant sans mère. Une enfant que je ne connaitrais jamais. Une enfant qui aimait le fantôme que j'étais devenu. Une enfant qui ne saurait jamais tout l'amour que j'avais à lui offrir. J'ai refusé cette vision avec toute la force de mon être. Je me suis accroché à la vie avec toute la force de mon esprit. Mon coeur palpitait d'elle. Je priais le ciel de me laisser vivre. Me laisser vivre pour que je sois mère, sa mère. Un docteur finit par trouver le chemin de la salle où je me mourrais.
Rendu là, j'étais devenue muette comme une carpe, incapable d'articuler quoi que cela soit. Je ne pouvais parler qu'avec mes yeux hagards qui imploraient en vain de l'aide. J'étais une feuille fiévreuse qui tremblait de tous ses filaments. J'entendis Juan expliquer la progression de mon état. Je vis alors s'agiter les blouses blanches. En vingt minutes j'étais perfusée. L'heure d'après j'étais sauvée. Une fois sauvée, l'interne de service est venue me voir. Soulagée que je sois consciente elle s'est excusée du chaos de l'urgence qui avait retardé l'examen de mon cas. Elle m'a expliqué que je lui avais fait peur. Elle m'a expliqué que la maladie que j'avais attrapée tuait en cinq jours. J'ai vu dans son regard combien elle était contente de me voir sous traitement. J'allais vivre. Elle m'a dit que tout irait bien, que je n'avais plus rien à craindre. J'allais pouvoir être maman.
Les quatre jours qui suivirent je reçus des doses massives d'antibiotiques qui me ramenèrent au royaume des vivants. La mort m'avait ratée. Mais je l'avais bien vue, bien entendue. Elle ne m'amusait plus. L'attirance morbide que j'avais pu ressentir lorsque j'étais plus jeune avait définitivement disparu. Désormais j'étais certaine de vouloir exister. La mort m'avait frôlée mais puisqu'elle m'avait ratée, j'allais en profiter pour dédier le cours de mes jours à devenir la maman la plus présente possible dans la vie de ma fille. Je crois que le choix que j'ai fait de ne pas quitter mon bébé s'est inscrit en cette étrange dimension où j'ai erré entre la vie et la mort, quelques instants perdus qui se sont gravés en ma mémoire et mon coeur. Ce que j'ai attrapé après la naissance de ma fille est ce que le corps médical considère comme de la malchance. Cette malchance est à la source de ma volonté, de cette volonté féroce qui me fait choisir le quotidien maternel que je vis aujourd'hui...
1 commentaires:
«En quelques minutes qui me semblèrent éternelles j'ai vu la vie de ma fille défiler sans moi. J'ai vu le bébé grandir devenir petite fille puis femme. Une enfant sans mère. Une enfant que je ne connaitrais jamais. Une enfant qui aimait le fantôme que j'étais devenu. Une enfant qui ne saurait jamais tout l'amour que j'avais à lui offrir. J'ai refusé cette vision avec toute la force de mon être. Je me suis accroché à la vie avec toute la force de mon esprit.»
Moi aussi j'ai failli laisser ma peau suite à une hémorragie post-accouchement. Ce que tu décris, je l'ai ressenti pendant des mois... Ça me hante encore parfois. (Ouf! Tu viens de me faire pleurer toutes les larmes de mon corps!)
Enregistrer un commentaire