Le temps d'une sieste de l'enfant
Aujourd’hui le ciel grisaille, l’atmosphère est lourde d’orage, par ci par là il pleut, mais il fait aussi très bon. Parfois la lumière perce la croute des nuages quelques minutes avant de disparaitre furtivement. Une fenêtre d'azur se profile à l'horizon. La porte ouverte laisse entrer dans la maison l’air gorgé d’odeurs automnales, empli de ces odeurs macérées de la forêt, si douces et onctueuses. Hier, l'on a pulvérisé tous les record de chaleur, surtout Montréal! Je ne suis pas la seule à penser que c’est juillet en septembre. Et lorsque l’on y repense un peu juillet dernier s’était habillé de septembre. Rien ne va plus. Les saisons s’emmêlent. Où s’en va la Terre?
Mon petit brin de soleil commence la nouvelle saison en grande conversation. M'zelle Soleil maîtrise avec brio ses articulations verbales en se pratiquant la langue sur des mots favoris qu'elle accroche au fil du temps. Des mots compliqués qu’elle laisse rouler dans sa bouche avec un plaisir évident. Elle les répète en litanies, elle en change les tons, elle semble s’en nourrir et elle me fait craquer! Le mot de la semaine est « bizarre ». Il suffit de dire : « Oh! C’est bizarre ça! » pour qu’elle s’en empare et nous serine de « C’est bizarre, izzzaaarrrr, c'est biiiizzzarrrreeeeeee » à toutes les sauces qu’elle cuisine dans sa petite tête bouclée! « C’est biiiizzzzzzaaaaarrrrre », régulièrement elle traîne le mot sous sa langue, elle le retourne entre ses lèvres qui vibrent, elle le mâchouille, elle le triture. Elle m’enchante l'oreille de sa petite voix si pure. Son père a plutôt tendance à grincer des dents lorsqu’il l’entend pour la énième fois. Elle nous grave ses trouvailles dans la cervelle au fil des jours qui passent. Le mois dernier c’était « Yé où ?» Yéoù à tous les genres, tous les contextes, toutes les occasions. Tant et si bien que l’on en était rendu à se le dire nous-même sans trop y faire attention :
- Juan, yé où le sucre?
- Yé où, yéou, yéou ???
Un sourire partagé. L’histoire d’un regard complice qui s’échange à l’intime au dessus de notre tête bouclée qui absorbe toutes les nuances de nos humeurs. De ces instants précieux qui nous fondent l'un avec l’autre en l’espace d’une seconde.
Maintenant qu’elle est passée au travers de son interrogation primitive et que désormais elle sait bien dire « Il est où .... machintruchouettte.... », elle semble être passée à un autre défi. Celui d’apprivoiser trois syllabes à la fois. Du coup, on en oublie « yé où ? » à toutes les deux minutes, ouf! Cela fait du bien pour la cervelle parentale qui commençait à s’atrophier sur le sujet! Maintenant un nouveau mot s’imprègne d’elle et une lumière douce pétille dans nos regards dès que l’on dit "bizarre"…
Aujourd'hui, en faisant un tour de blogosphère, j’apprends la fin plus romantique que tragique du philosophe et journaliste André Gorz et de sa femme Dorine. André Gorz qui avait publié l’année dernière « Lettre à D », une lettre de 75 pages dédié à tout l’amour qu’il portait à sa femme. Cette femme avec qui il vivait depuis presque 60 ans. Une histoire qui touche l’une de mes fibres rêveuses.
Je suis plus attirée par ces amours exceptionnels qui s’épanouissent sur des décennies que par les passions volatiles aussi fougueuses qu’elles soient qui se collectionnent dans le vide. La semaine dernière, Jacques Martin est mort seul, quasi à l’abandon, après avoir vécu avec une demi douzaine de femmes (toujours jeunes) et avoir engendré une tribu d’enfants éparpillés dans d’autres maisons que la sienne. La mort de Jacques Martin est triste, celle de ces deux tourtereaux unis jusqu’à la mort est des plus belles. Elle m'émeut. Paix à leurs âmes.
Lettre à D. Histoire d'un amour, une ode à Dorine. Extrait : « [...] Tu viens juste d'avoir quatre-vingt-deux ans. Tu es toujours belle, gracieuse et désirable. Cela fait cinquante-huit ans que nous vivons ensemble et je t'aime plus que jamais. Récemment je suis retombé amoureux de toi une nouvelle fois et je porte de nouveau en moi un vide débordant que ne comble que ton corps serré contre le mien. [...] »
Via la république des lettres: "Leur mort volontaire était inscrite en filigrane dans ces pages magnifiques. Ils se sont allongés l’un à côté de l’autre. Lundi, sur la porte de leur maison de Vosnon (Aube), il y avait une pancarte : ”Prévenir la gendarmerie”."
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