Eau gazeuse
L’une de mes premières impressions montréalaises alors que je n’étais encore qu’une adolescente effervescente fut la perception de bulles humaines. J’habitais coin Guy et Maisonneuve, au 21iéme étage avec une vue sur le centre ville, ses lumières dans chacune de mes nuits. J’arrivais du Jura oublié pour découvrir le monde. Je me promenais sur St-Cath ou Maisonneuve, deux gigantesques artères du « downtown » montréalais et je regardais passer les gens. Je les voyais entourés de bulles invisibles composées de leur petite vie (amis, maisons, parents, joies, douleurs). Je regardais flotter ces bulles. J’en oubliais les gens. Je ne voyais que ces bulles qui s’entrechoquaient en silence, sans jamais se froisser, sans jamais se trouver. Ma vie devenait gazeuse et je la laissai m’inonder les veines. Je me perdais dans un dédale de bulles aussi anonymes qu’invisibles, cela me faisait rire.
Puis avec le temps qui passa, je déménageai loin du centre ville, en ce petit quartier « flyé », petite bulle solitaire et fragile. Je grandis, vieillis et arrivai à ce point où je n’allai plus au centre-ville pour ne plus ressentir ces circulations gazeuses d’humains urbains. Je sentais parfois mon humanité glisser. J’étouffais. Trop de murs, trop de bulles. Sous la pression insoupçonnable, ma propre bulle s’étiolait malgré moi.
Je pris mes jambes à mon cou et disparu me cacher loin, entre deux arbres, au bout d’un long chemin privé, isolée en un jardin luxuriant. Ma bulle pouvait enfin s’étendre jusqu'à se dissoudre dans l’univers. Je vécus là des mois d’extrême solitude, d’écriture et de magie. Superbement fraîche, je sacrifiai consciemment ma jeunesse épanouie aux vents. Je retirai ma personne désirée, tourmentée écorchée du monde de mes pairs. Je testai ma tolérance à la solitude du temps qui s’efface. J’appris à me retrouver dans le calme et le silence. Ma bulle n’existait plus qu’en harmonie avec la nature. J’étais si bien que les mois passèrent sans que les contacts humains (épisodiques) ne me manquent vraiment. Tant de souffrances et de blessures flottent dans les sphères humaines. L’on s’y donne, l’on en prend. L’on croque, l’on se fait croquer et puis l’on ment trop souvent.
Dans la plus vaste des solitudes, j’oubliai les noirceurs humaines. Je retissai tendrement le fil de ma propre humanité blessée. Loin du brouhaha moderne des hommes et de leurs machines, je creusai à l’intérieur de moi-même. Les années passèrent avec un entracte parisien qui me retourna le cœur, détourna le cerveau et bloqua mes mots! Envies fulgurantes de retrouver ces mégalopoles d’arbres qui seyaient tant à ma nature. Les mois, les aventures, les années s’écoulèrent. Je finis par trouver certains compromis entre mes instincts sauvages et l’obligation sociale d’exister. C’est ainsi que je repris les bancs du savoir. J’avais besoin d’intellectualiser ma vie trop émotive. Une recherche d’équilibre avec cette trentaine aussi soudaine qu’inespérée. Me voilà femme, adulte, presque prête à sortir de ma planque universitaire pour réintégrer la vie que l’on dit active. Bien décidée à ne point bouger pour l’instant de mon petit coin d’arbres, bien décidée à ne pas chercher les lumières et les paillettes urbaines. Ma bulle est correcte, presque imperméable, la plupart du temps hermétique, elle me protège et je soigne ses déchirures inévitables.
Elle est invisible à cette personnalité publique qui me porte mais reste une barrière pour quiconque aimerait s’y infiltrer de trop près. Parfois je croise des gens qui m’invite dans leur propre bulle, je m’y promène sagement surtout si je sens que je ne pourrai rendre la pareille. Ma bulle interne est complexe, bourrée de paradoxes, réservée à une stricte clientèle. Elle m’isole peut-être autant qu’elle me conforte mais je ne lui en veux point. Elle compte assez d’étages pour que je puisse avoir des amis et une vie sociale sans qu’elle ne s’impose réellement et m’handicape. Je la contrôle bien mieux qu’avant. En notre société individualiste il est facile de ne pas se faire importuner et dans la suite de cet univers empli de solitude forcée (pour beaucoup), il est facile d’ouvrir sa porte et d’offrir un coin près du feu chaleureux dans le grand salon de l’entrée. Il est plus difficile de monter les étages pour parvenir jusqu'à cette porte qui cache mon domaine privé. Ces phrases ironiquement appellent Éric à ma mémoire, un ami aimant d’un autre temps. Il y a bien dix ans de cela, et voilà que « poppe » cet instant avec une nouvelle clarté. Il me raconta un jour qu’il avait fait un rêve où il entrait dans une immense maison. Il y trouvait au premier étage un immense party. Il y retrouvait plein de monde qu’il connaissait. Il montait les escaliers pour découvrir les différents étages et rencontrait des gens, des connaissances. Il montait encore, à chaque étage un peu moins de monde, les derniers étages semblaient déserts. Finalement dans ce qui lui sembla une éternité, il arriva devant une porte, tout en haut des dizaines d’étages passés. Je lui demandai :
- Alors, y’avait quoi derrière la porte?
Il me regarda profondément avant de me répondre :
- Y’avait toi! T’étais toute seule et tu habitais là! C'était chez toi.
Un rêve qui à l’époque me parut aussi touchant qu’étrange…
C’est vrai qu’Éric avait ses entrées en mes domaines privés. Si j’y repense, il y a peut-être une logique silencieuse à mes pensées. Mais pourquoi donc, autour de minuit toutes ces histoires de bulles et d’antan? Peut-être parce-qu’il est bien rare que je ressente un besoin diffus d’entrer me réchauffer ailleurs, de partager ma solitude chérie. Depuis une grosse semaine, dans le tissu de mon quotidien, c’est un fait qui m’a éclaté en pleine face, sans faire de mal, plutôt du bien et qui arrive à mystérieusement faire vibrer ma bulle choquée. Celle-ci se défoule sans larmes, avec sa plume, dans ce texte issu de nulle part mais planté quelque part d'illusoire…
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