Histoire d’écrans
Nous sommes tous ici liés par un écran, tous branchés à la machine par l’écran, ainsi nous croyons tous voir la même chose mais ce n'est qu'une autre illusion de Toile. Il y a tant d’écrans différents qu’il est quasiment impossible de voir une image de la même façon. C’est un fait de la photographie numérique qui m’énerve royalement. Cela fait rire Juan qui aimerait bien que je lâche le morceau. Mais je n’y arrive pas, cette histoire d’écran me désespère l’âme photographe.
Avant le numérique, avant la prolifération des écrans d'ordinateurs dans la vie quotidienne, je faisais de la photo argentique comme tout le monde, je ne savais même pas que cela s’appelait ainsi, avec passion, je surfais les latitudes de mes instincts photographiques. J’errai les chambres noires, enfin j’errai en particulier le labo de l’université McGill car j’avais une amie bien impliquée dans le club photo qui me laissait utiliser ce laboratoire de nuit en toute impunité. Dans cette chambre noire, j’ai passé plusieurs nuits blanches, en solitaire, en plein bonheur. À l’époque, je rêvai d’avoir une chambre noire chez moi, pour moi. Puis est arrivée l’ère informatique qui a portée sur l’une de ses vagues "le numérique", dès que j’ai mis le doigt sur le bouton d’un appareil numérique, j’ai été aspirée par le monde de ses possibilités. Le numérique a révolutionné mon petit univers. J’utilisais déjà Photoshop comme ça pour m’amuser, mais avec l’adoption du numérique, Photoshop puis Photomatix, ces logiciels implantés au creux de ma matrice informatique sont devenus une sorte d’ersatz de chambre noire. Je ne suis pas encore une experte mais j’évolue, j’apprends, je progresse, je m’éclate. Pourtant le papier me manque. Sur le papier, le produit final est le même pour tous ceux qui le regardent (enfin dans la mesure de ses capacités de vision). Avec l’écran tout dépend de la technologie utilisée, avec l’écran rien ne sort pareil. Les couleurs, les contrastes, les ombres, la lumière, le résultat dépend de l'écran qui supporte l'image. Ai-je mentionné que cela m’énerve?
L’homme aimerait bien que je lâche le morceau et que j’accepte ce fait. En sa qualité d’informaticien, il m’explique que c’est en effet un problème majeur dans le milieu et qu’il n’y a pas vraiment de solutions. Il faut que je m'y fasse. Cela m’énerve. Il dédramatise avec succès mes plaintes sur le sujet en m’expliquant que dans le domaine de la médecine que c’est bien plus grave. Ainsi lorsqu’un scanner ou je ne sais quelle représentation graphique de l’intérieur du corps est transféré dans une autre unité qui ne possède pas le type d’écran adéquat alors le médecin qui examine l’image pourra ne pas voir des zones qui apparaîtraient sur un autre écran adapté à la technologie visionnée. Ces différences peuvent donc se révéler catastrophiques pour le patient évalué. Bon d’accord, mes petites considérations photographiques sont bien futiles à coté de cela! N’empêche que cela m’énerve!
Depuis des années j’ai le même écran, une vieille chose qui commence à avoir des allures préhistoriques à coté des nouveaux écrans plats de plus en plus nombreux. Mon écran est une vielle chose sombre qui perd de ses qualités mois après mois. Pour me faire plaisir, il suggère de m’offrir un nouvel écran plus adapté à mes besoins. Un peu récalcitrante sur le sujet (vu l'état de nos finances), je grommelle que cela ne changera pas grand chose à mon trouble de fond. Il n’en a cure, il estime qu’il est temps que je me modernise, il trouve une occasion alléchante et pour me remercier d’avoir supporté sa mère durant un mois, il m’achète un bel écran tout neuf! Je ne fais pas ma difficile trop longtemps! Il faut avouer que cohabiter plusieurs semaines avec les pincements de ma belle-mère ne fut pas de tout repos pour mon mental. J’accepte donc avec plaisir cette nouvelle entité en mon aire de travail. Je vais vite regarder ces photos que je connais du bout des doigts. Évidemment je les découvre en d'autres nuances, changées, différentes de celles que j'ai en mémoire. Je réalise rapidement que tout est plus grand, plus lumineux, en bref, mieux. Cela me déstabilise un peu et surtout cela m’énerve. C'est niaiseux, j'assume.
Alors, ce matin, je suis curieuse et je me demande quel écran est le vôtre? Oui, vous qui êtes là devant votre écran à lire ces quelques mots, vous qui venez grignoter du bout des yeux mes mots et mes images partagés, vous, là, dans l’ombre, quel est votre support visuel? Pourriez-vous éclairer ma lanterne virtuelle? Est-ce que les européens ont désormais autant d’écrans plats que les foyers nords-américains? Est-ce que les gros écrans à tubes cathodiques sont en voie d’extinction partout sur le Web? Quels sont les écrans d’Afrique? Et en Amérique latine? De quelle est la taille est l'écran du commun des internautes? Suis-je donc la seule à être troublée par ce fait? Pour une fois, je sors de ma réserve habituelle et je m’adresse à toi, visiteur connu ou anonyme, toi qui te cache derrière le voile virtuel, à quoi ressemble l’écran qui affiche ma bulle en ton monde?
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