Brouillon mental
Premiers mots de 2007. Retour devant la machine infernale. Avec bonheur, je me suis éloignée de la bête informatique. Laissant rejaillir à la surface de mes souvenirs ces années d’existence sans la Toile invisible pour nous emporter les heures. J’ai dévoré quelques livres. Et surtout, je me suis baignée dans cette lumière amoureuse qui s’allume tendrement lorsque nous sommes ensemble. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas passé autant de temps avec lui...
Son emploi à l’université ne lui offre pour l’instant qu’un simple salaire, pas de congés payés, pas de congés maladie, pas d’assurances, juste l’occasion de faire ses preuves. Huit jours fériés par année et au bout de deux à trois ans, l’opportunité de décrocher une permanence avec congés payés et ribambelle de conditions sociales. En attendant, il pointe au bureau et travaille sans relâche. De mon coté, j’apprivoise mon rôle de mère au quotidien et plusieurs soirs par semaine alors qu’il rentre du bureau et prend le relais parental, je vais fouetter ce corps ingrat qui m’a si lâchement laissé tomber en le torturant vigoureusement dans une salle d’entraînement uniquement peuplée de femelles en sueurs.
Nous ne nous voyons plus que les fins de semaines. En bientôt sept ans de cohabitation, c’est la première fois que nous nous voyons si peu. Nous en sommes conscients, nous en discutons régulièrement. Le secret de la réussite présente de notre couple tient dans cette communication fluide qui nous balance. Car comme dans tout couple, parfois les regards grincent, parfois les portes claquent, parfois les mots piquent. Les courants des humeurs qui nous parcourent s’entrechoquent, s’emboîtent, s’adaptent et puis s’harmonisent. En sa compagnie, chacune de mes émotions est valide, nul besoin de les cacher, nul besoin de faire semblant, avec lui, je suis entière. Malgré cela, il nous aura fallu deux trois jours pour retrouver nos repères, deux trois jours pour rééquilibrer ce quotidien qui d’habitude nous fait défaut. Comme toujours le pouvoir de communiquer le fond de nos pensées nous a sauvé du pire pour nous guider vers ces voies de compréhensions mutuelles essentielles à notre bonne entente. Nous sommes sortis chez des amis, nous avons reçu la famille, nous nous sommes reposés, nous sommes partis pour de longues ballades sur le lac, dans la poudreuse qui scintillait de mille feux sous un soleil polaire. Même le temps s’est accordé avec les beautés de l’hiver pour nous offrir une symbolique bordée de neige le 26 décembre. De la neige douce, aérienne, qui s'est offerte à de merveilleuses journées, bien froides mais si ensoleillées!
La petite était ravie de passer du temps avec nous deux. Les trois, ensemble. Si jolie à voir grandir, elle a commencé l’année avec un moral nullement affecté par ce premier rhume attrapé à Noël ou par cette petite larme qui lui gela un minuscule bout de peau exposée à l'hiver retrouvé. Sans trop comprendre le principe des fêtes, ses grands yeux bleus ont brillé à mesure que les jouets lui pleuvaient entre les mains. Petite boule de sourire, de plus en plus rigolote, de plus en plus coquine. Les premiers jours, Juan a dû subir le « papa-scotchage » qui consiste à ce qu’elle le colle avec tant d’ardeur et de volonté qu’il ne peut faire deux pas sans l’avoir accrochée à une jambe. Elle ne semble pas souffrir de ce problème avec ma pomme qu’elle voit à satiété. Au bout d’une semaine ensemble, ce symptôme à saveur « Œdipienne » semblait être passé. Il rejaillira sûrement au cours des prochaines semaines. C’est le revers de la médaille du père qui fait de son mieux pour s’occuper de sa toute petite fille tout en continuant le dur labeur de sa vie professionnelle. Au détour d’une conversation, l’on remarque comment les circonstances de la vie rendent la paternité si empreinte d’absences.
Pour Lily-Soleil qui adore son père, les heures en sa présence sont trop courtes, trop rares, elle en veut plus. Il le sent, je le vois, elle l’exprime. C’est ainsi. Presque étrange pour moi qui n'ai pas de souvenirs paternels. Je trouve que Juan est bien présent dans la vie de son enfant. Cela me cicatrise de l’intérieur. Je n’ai pas grandi avec le manque paternel, mais j’ai connu ce manque maternel qui m'a construite. Je suis issue d'une famille dysfonctionnelle. Au fond, tout ce que je désire c'est savourer le bon fonctionnement de cette jeune famille que nous construisons au fil des années qui s'effacent. Je suis le fruit insouciant du mariage éclair de deux adolescents en rut. Ma mère, une femme de sa génération avec des ambitions d’indépendance exacerbées a mené sa vie tambour battant. Élevée dans les jupons de ma grand-mère, je voyais tourbillonner ma mère, jeune, belle, libre et je sentais cet insaisissable manque me grignoter le fond du ventre. Ainsi était ma vie. Désormais, je dois confronter ce traumatisme d’enfance en acceptant en mon cœur que je ne peux passer chaque seconde de mes jours avec Lily même si j'en ressens le devoir. Que je dois aussi vivre une vie qui est mienne. C’est une réalité qui me déchire. Je suis capable de l’envoyer passer une journée ou une nuit chez ma mère car c’est sa grand-mère et qu'à travers elle, j’y retrouve peut-être ce que je n’ai pas connu.
L’idée de la gardienne me fout à l’envers. Je bloque sec. Depuis des semaines, Juan essaie de planter des graines de raisons dans ma petite tête pour me décoller de ces puissantes émotions internes, je le laisse faire, je les laisse germer. J’apprivoise sans joie l’idée de la garderie. Viscéralement, je veux la garder encore un temps près de moi. Je veux continuer d'apprendre à la connaitre. Je me rebelle. Est-ce si grave de laisser mon individualité de coté pour encadrer ses jeunes jours? Est-ce si grave si notre pouvoir d'achat est faible? Parfois je ne fais que la regarder grandir et le temps s'arrête. Je fonds de bonheur. Je suis là où je dois être. Je me sens riche. Je la guide. Chaque jour davantage, j'aime être sa maman...
Je sais que le jour viendra où elle ira à l’école. J’ai d’ailleurs laissé tomber le fantasme de lui faire l’école à la maison, car soyons franche, j’aime quand même bien l’idée d’avoir une vie indépendante de mon rôle de mère et si j'avais dû être institutrice, j'aurais passé ces portes qui se sont ouvertes maintes fois vers cette voie alors que je piétinais le chemin de mes destinées. Je sais que pour reprendre les rennes d’une certaine individualité, je dois laisser d’autres personnes s’occuper de mon enfant vu que je n’ai pas les huit bras, quatre bouches et trois cerveaux qui me permettraient de tout faire à la fois. J'ai du mal à accepter cette idée...
J’envisage malgré tout avec cette nouvelle année l’option de la laisser quelques heures par semaine en garderie familiale. C’est à reculons que j’envisage cette option, poussée dans le dos par mon homme qui, je le sais, ne veut que le meilleur pour ma pomme. Mais encore faut-il trouver LA garderie! Je suis en paix avec l’idée qu’elle passe une journée par semaine chez sa grand-mère, je suis heureuse qu’elle ait ainsi l’occasion de développer une relation approfondie avec l’un de ses grands-parents. Mais sa grand-mère n'est pas toujours disponible alors il faut aussi avoir un plan B. Je comprends le principe.
Pour faire preuve de bonne foi ou est-ce les graines de l'homme plantées dans mon cerveau? Le fait est que je n’ai pas tourné la tête lorsque j’ai vu sur les babillards des commerces du village voisin les cartes pour la promotion d’une garderie familiale à trois rues de chez moi. J'ai pris l'un de ces cartes dans ma poche. Malgré mon estomac serré en des nœuds bien raides, ce matin, j’ai appelé et laissé un message pour avoir plus d’informations. Rien qu'écrire ceci m’inonde d’angoisses sombres. Je suis bloquée à la gorge. C’est une évidence. Plus je passe de temps avec ma fille, plus il m'est difficile de m'en détacher. Elle m'accroche le coeur. J'aime tant ces moments privilégiés que nous passons ensemble.Du coin de l'oeil, j’observe de loin le débat qui entoure ce livre (que je n'ai pas lu par crainte de m'y perdre!) qui me conforte dans mon « blocage ». Je me sais incapable de l’envoyer en garderie avant ses 18 mois. Je sais cependant qu’elle va bientôt avoir besoin de socialiser avec d’autres enfants, c’est l'unique point qui fait pencher ma balance. Je ne tiens pas à l'enfermer dans un vase clos en ma seule compagnie. Elle aura 14 mois dans quelques jours…
Si je pouvais me contenter de n’être qu’une mère au foyer, je serais au paradis des femmes comblées. Mais je ne me rends compte que je ne peux désirer n’être qu’une mère pour le restant de ma vie. J’ai aussi besoin d’exister en tant que femme, en tant que personne individuelle. Même si je m'en écarte souvent, je vis dans une société enrobée de consommations, une société basée sur des règles individualistes. Il est difficile de renier le monde qui m'entoure. Je réalise la profondeur des dilemmes qui affligent la "femme-mère". De nos jours, les femmes sont libres d'être ce qu'elles désirent être. Nos mères ont repoussé les limites permises, elles se sont battues pour l'égalité des sexes et c'est pour le mieux! Les réalités féminines se sont, au fil des générations, doucement transformées de façon à laisser éclore les individualités. Maintenant, chacune d'entre nous doit trouver son propre équilibre au sein de ces nouvelles libertés. En cet équilibre se cachent bien des défis...
Faire un enfant a changé bien des choses dans ma vie, dans mon esprit, dans mon corps et dans mon cœur mais mon âme est restée intacte. Et mon âme se nourrit de mots et de langues, elle en a besoin tout comme l'humain a besoin d’air pour respirer. Il est temps avec cette nouvelle année de retrouver le chemin des mots disciplinés et de discipliner les émotions embrouillées…
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