Mon premier souvenir remonte au couffin. C'est le plus loin où remonte ma mémoire en cette vie.
C'est un souvenir précis. Celui d’être trimbalée dedans en auto. Couchée, à regarder par la fenêtre, pour n'y voir que le ciel et la cime des arbres.
Ce qui me frustrait profondément car je n'arrivais pas à capter où j'avais pu atterrir. Une fois que j'ai réussi à observer des bâtisses et des routes, j'ai pris des repères et mon esprit est passé à d'autres choses. Comme apprendre à marcher.
Je me souviens de ma volonté de marcher et de parler. La marche est venue plus vite que la parole. La légende dit que j'ai fait mes premiers pas à neuf mois.
En sortant du bureau du notaire où mes parents venaient de signer leur divorce. C'est en un long couloir que j'ai marché seule pour la première fois.
Apprendre à parler a été plus complexe. Je me souviens qu'avant de savoir parler, je pensais en émotion. Je voulais connaitre les mots qui expliquent ces émotions. Je me souviens de mes efforts pour apprendre les mots, pour les comprendre et pour les maîtriser. Mettre des émotions en mots a toujours été vital à mon esprit.
Je me souviens de mon apprentissage de la lecture. Au début, je ne pouvais lire mes Oui-Oui qu'à voix haute. Oh combien cela irritait ma mère! C'est dans la crainte de me recevoir une gifle de trop, durant mes fins de semaine avec elle, que je me suis forcée à lire dans ma tête.
Depuis mon entrée en maternelle, j'habitais la semaine chez ma grand-mère et j'étais avec ma mère les samedis et dimanches. J'étais au début de mon primaire lorsque les terreurs nocturnes ont commencé. Toujours, au moment de m'endormir, avec cette même sensation qui m'inondait l'être en son entier. J'ouvrais les yeux qui s’écarquillaient de peur tandis qu'un trou noir s'ouvrait au fond de ma chambre, j'hurlais.
Ma grand-mère accourait.
Elle frôlait toujours le trou en arrivant à mon chevet, ce qui me faisait frissonner d'effroi. Je lui criais de faire attention au trou noir. Elle prenait ma main dans la sienne, elle me parlait et me rassurait. J'avais la sensation de perdre pied et de m'évanouir. Je me réveillais toujours à moitié fraîche, avec ma grand-mère, éreintée, qui avait passé la nuit à mon chevet. Et je ne me rappelais de rien. Sinon du trou noir.
Pourtant, il semblait que je ne dormais pas de la nuit, je parlais et je pleurais. Ma grand-mère était un peu traumatisée ces matins là. Mais je n'avais aucun souvenir de ne pas avoir dormi, aucun souvenir de rien...
Cela arrivait quelques fois par mois. Pas souvent. Mais trop souvent pour ne pas fatiguer ma grand-mère, qui n'avait pas encore cinquante ans. L'on m'avait emmenée voir un docteur qui avait expliqué que c’était une condition d'enfance, rare mais connue, et que cela disparaîtrait en grandissant.
Il est vrai que plus je grandissais et plus ces épisodes s’espaçaient dans le temps. Mais plus je grandissais et plus je voulais comprendre.
Ma grand-mère n'arrivait pas à m'expliquer ce qui m'arrivait lorsque je m'endormais sans dormir.
Elle me disait qu'elle ne comprenait pas les choses que je disais. J'avais toujours peur, je parlais beaucoup, je pleurais beaucoup plus que je ne le faisais à l'état éveillé. Elle blanchissait sa nuit à me rassurer.
J'avais de la peine lorsque je me réveillais avec elle, endormie assise au coin de mon lit. Je n'aimais pas lui gâcher ainsi ses nuits. Je voulais comprendre.
La dernière fois que j'ai eu un épisode de terreurs nocturnes, j'ai voulu me rappeler, j'ai résisté à cette sensation d’évanouissement. J'ai résisté assez pour voir des choses que je n'ai pas compris. Notamment une roue de type "dream catcher" que je n'ai reconnu que des années plus tard, en un autre continent, en allant danser dans des pow-wow.
Il y avait dans cette roue des images qui me faisaient ressentir une overdose d'émotions. Cette nuit là fut aussi difficile pour moi que pour ma mère-grand. Mais ce fut la dernière, celle qui m'a permis d'en prendre le contrôle.
Après cette nuit bizarre, j'ai su comment résister à la sensation qui faisait partir l'épisode et puis j'ai grandi assez pour la contrôler. Pour ne plus la laisser m'emporter je ne sais où...
Rendu là, je savais lire dans ma tête, j'avais migré vers la bibliothèque verte et les J'aime Lire. Rendu là, j'ai commencé à étudier les humains autour de moi. Ce qui irritait beaucoup ma mère. Elle n'aimait pas que je mette ses incohérences en mots. Mais comme je ne vivais avec elle que deux jours par semaine, c’était plus fort que moi. J'analysais tout pendant deux jours et j'y réfléchissais le restant de la semaine.
C'est comme cela que j'en étais arrivée à la conclusion que j'avais deux mères. La vraie et la fausse. J'avais décidé que les extraterrestres qui avaient kidnappé ma vraie mère ne lui permettait de venir me chercher que de temps en temps.
Chaque vendredi soir, je priais pour passer la fin de semaine avec la bonne.
Il était clair en ma tête que celle qui me foutait deux baffes en arrivant dans sa maison pour me dire bonjour n'était pas une vraie mère! Celle qui était gentille quand j'arrivais la fin de semaine était la bonne.
Mais les extraterrestres ne la libérait pas souvent, juste assez pour me faire croire que c’était toujours la vraie puisque personne d'autre que moi ne s'en doutait. Puis j'ai grandi encore et j'ai réalisé que les extraterrestres qui kidnappent les mères étaient des histoires d'enfants. Je n'avais qu'une seule mère, c’était pas la joie, mais je devrais apprendre à vivre avec.
Cette réalisation ne m'a nullement donné envie de penser à ce père, qui m'avait manipulée à l'âge de 5 ans, pour que je fasse le choix de ne plus le revoir. Je me disais qu'un seul parent était assez à gérer, deux c’était trop! J'avais aussi décidé qu'il valait mieux apprendre à contre exemple que de suivre l'exemple de ma mère.
Une autre chose bien irritante à ses yeux.
Plus j'apprenais à contre exemple et plus son irritation envers moi grandissait.
Jusqu'à ce que je sois assez vieille pour ne plus désirer être le "punching ball" de ses émotions mal gérées.
Au fil des apprentissages et réflexions, je suis devenue la mère que je n'ai jamais eu.
Étrangement, au fil de mon évolution humaine, la mère que je suis devenue a pu donner à la petite fille que j’étais les compréhensions dont elle avait besoin. En devenant la mère que je suis, j'ai consolé la petite fille que j'étais...
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