Au pays de la Sagouine (chroniques acadiennes)
Cela ne fait que trois jours que nous sommes au Nouveau Brunswick et nous entrons en Acadie par la petite ville de Bouctouche qui nous dévoile un début d’identité francophone. Je suis curieuse de découvrir ce peuple qui m’intrigue. J’en connais la tragédie, les cruautés de sa Déportation en 1755 (son grand dérangement) mais c’est à peu près tout ce que je sais à son sujet. En arrivant à Bouctouche, je savais que nous nous devions de visiter le pays de la Sagouine. Plusieurs m’en avaient parlé et sans trop savoir de quoi il en retournait, nous nous étions dit que cela vaudrait certainement le coup d’œil…
Une fois sur place, l’on remarque perdu dans une sorte d'îlot plutôt marécageux avec un drôle de village sur pilotis en son milieu. Juan me dit : « Regarde c’est une île de pirates! ». Sceptique je regarde la chose au loin. Cela me semble bien calme pour un endroit à pirates! L'on roule quelques minutes avant de trouver l’office du tourisme. L'on s'arrête pour demander plus d’informations sur ce fameux pays de la Sagouine. Le jeune garçon à la réception nous dit :
- Ah oui,c’est juste en face!!!
- Ah! Alors ce n’est pas une île à pirates?
Juan s’esclaffe tandis que le jeune garçon me regarde bizarrement. J’enchaîne :
- Mais c’est qui la Sagouine? Pourquoi elle a un village?
Le jeune garçon pédale un peu dans la semoule, je le vois qui rame en eaux troubles. Il finit par me dire :
- Ben c’était une femme de ménage savante!
Là, c’est moi qui le dévisage l’air bizarre.
- Une femme de ménage? Pis on lui a dédié un village??? Mais comment ça elle est devenue célèbre de même?
- Ben, elle savait plein de choses…
Là, je commence à être un peu perdue. Depuis quand les femmes du ménage du début du siècle révolutionnaient leur monde? Y sont don’ ben bizarres ces acadiens qui ont des femmes de ménage savantes! C’est quoi ce délire? Une femme de ménage qui a vécu sa vie tant et si bien qu’on la vénère encore cent ans plus tard! Je veux bien admettre qu’une femme de ménage peut être pétrie de bon sens mais de là à se faire immortaliser en un petit pays c’est quand même fort!!!
Le jour se couche et nous rentrons en cette jolie auberge qui nous héberge les nuits. Le lendemain, juste après le petit déjeuner nous prenons la route qui nous mènera au pays de la Sagouine. À l’entrée du site en même temps que l’on paye Juan demande :
- Mais c’est qui la Sagouine???
- Ah! La Sagouine c’est le personnage du livre d’Antonine Maillet…
Je tends l’oreille et m’approche, le personnage d’un livre? Ah oui, j’ai déjà entendu parler d’Antonine Maillet mais je la croyais québécoise. Je m’informe :
- Mais est-ce que c’est un personnage qui a déjà existé?
- Non, en fait Antonine Maillet était une bourgeoise qui s’est intéressée au sort des pauvres, elle a fait des entrevues avec trois vieilles dames qui vivaient à l’époque dans des cabanes de pêcheurs sur l’eau et elle en a tiré son personnage de la Sagouine…
- Ah!!! Je comprends…
En effet, je comprends mieux maintenant, c’est un livre qui a sorti la Sagouine au grand jour, c’est en effet plus logique que l’explication abracadabrante du jeune garçon de l’Office du tourisme. Nous voilà donc en marche vers ces petites maisons à pilotis qui s’inspirent du vécu acadien. Sur place l’on découvre un drôle de petit monde. Ce n’est pas une ile de pirates, c’est une île de théâtre! Tout au long du jour, des acteurs font des sketchs, des petites pièces qui parlent de l’identité acadienne et de son histoire. La nuit il s'y passe même d'incroyables spectacles! Il y a aussi une reconstitution de maisons du début du siècle dernier habitées par des madames qui jouent la comédie. Tout un univers jailli du travail littéraire d’Antonine Maillet. Mon imaginaire s’enflamme...
Arrive alors la performance, en plein air, des Chicaneuses. Celles-ci sont hilarantes! M’zelle Soleil par exemple se demande si c’est du lard ou du cochon. Bien accrochée dans les bras de son père, elle observe les mégères qui s'invectivent tout en se demandant si elle doit rire ou pleurer. Comme tout le monde rit, elle ne pleure pas. Je lui dis :
- C’est rien ma chouette, elles font juste la comédie.
- Mais Maman, pourpoi elles pleurent les madames, elle a mal?
- C’est pas pour vrai c’est parce qu’elles font la comédie, c’est pour faire rire ma puce…
M’zelle Soleil observe le tout de ses grands yeux éberlués et je ne peux qu'’éclater de rire à écouter ces chicaneuses qui amusent la foule. Elles sont tordantes. C'est tout un spectacle de bonnes femmes! Ensuite viendra la musique avec le spectacle des Cotchineux qui entrainera ma fille en une libre danse...
Quelques heures plus tard, je ressors du pays de la Sagouine beaucoup moins bête et surtout complètement transportée, pour ne pas dire illuminée. La linguiste s’est réveillée en ma peau maternelle au cours d’un sketch particulièrement pertinent et je suis complètement bouleversée par le talent d’Antonine Maillet. Si cela n’est pas un succès d’écriture! Cette femme a réussi par la force de sa plume à faire rejaillir de ses cendres l’histoire d’un peuple opprimé. Elle a réussi à immortaliser la mémoire de ces acadiens persécutés qui ont survécu envers et contre tous. Elle a réussi à transcender la barrière des mots pour créer une œuvre qui se vit désormais au présent. Une œuvre qui s’écoute et se regarde. Toute la région se nourrit de ses mots pour faire vibrer son identité distincte au grand jour. Je suis complètement subjuguée. Voilà une auteure qui instruit tout autant qu’elle divertit. Ses écritures inspirées de l’Histoire de ses aïeux percent le voile du réel pour s’inscrire à même la mémoire des jeunes. Et même si la science des jeunes fait parfois défaut, il n’en reste pas moins que la Sagouine est désormais une célébrité locale qui fait vivre ses gens au présent! Pour la première fois depuis que j'ai découvert Zola (il y a de cela une éternité), je ressens le besoin viscéral de m'incliner devant un écrivain (qui de plus est encore vivant!)...
M’zelle Soleil quant à elle est complètement bouleversée par le jeu de ces Chicaneuses un peu folles. Elle n'en revient pas. Elle se perd les idées sur le sujet. Contre toutes évidences, elle a adoré sa visite au pays de la Sagouine. J’en profite donc pour lui faire une petite leçon sur le concept de jouer la comédie. Un concept qu’elle sait user à ses propres intérêts lorsque l’envie lui en prend. Car en plus de tout le reste ces chicaneuses me donnent l'occasion de mettre en lumière le jeu de ma fille qui comprend bien que je ne peux être dupe à ses manipulations enfantines. Elle nous parle de "ces madames qui crient et pleurent" durant des jours et encore aujourd’hui c’est l’un des évènements les plus marquant à sa petite mémoire...
Lorsqu'arrive le temps de quitter Bouctouche, l’on repasse par ce site touristique pour aller faire un tour à la boutique. En plus de quelques souvenirs, j’achète deux livres d’Antonine, la Sagouine et Pélagie la Charrette. Deux livres qui continueront de m’instruire tout au long de mon excursion en Acadie…
« J’ai peut-être ben la face nouère pis la peau craquée, ben j’ai les mains blanches, Monsieur ! » Ainsi parle la Sagouine – sans contredit la plus célèbre créature née de l’imagination d’Antonine Maillet, dramaturge acadienne de renom et récipiendaire du Prix Goncourt. Mais la Sagouine n’est pas un rêve ; elle est un être de chair et de sang, une pauvresse née près de la mer, qui ne sait ni lire ni écrire et qui passe ses journées à frotter les planchers. Cette Acadienne, à la langue aussi riche que bien pendue, pose sur l’humanité un regard digne de La Bruyère. Elle est la voix du peuple, sa sagesse, son âme.
Via les archives de Radio Canada: "Antonine Maillet est née en 1929 dans le village de Bouctouche, à 40 km de Moncton, au Nouveau-Brunswick. Elle étudie à Memramcook, à Moncton, à l'Université de Montréal, puis à l'Université Laval où elle obtient un doctorat en lettres. Le thème de sa thèse, intitulée Rabelais et les traditions populaires en Acadie, lui permet d'étudier la fidélité du peuple acadien à des traditions qui remontent au Moyen-Âge français. Admirative de Rabelais, pour son esprit et son langage, elle découvre la qualité du patrimoine acadien, ainsi que l'origine et l'originalité de la langue acadienne. Antonine Maillet, romancière et dramaturge, ses romans ont fait d'elle l'ambassadrice d'une langue, d'un peuple, d'une région : l'Acadie, la terre de ses ancêtres. En 1979, elle est le premier écrivain hors de France à remporter le prix Goncourt avec Pélagie-la-Charrette. Nourrie par l'histoire de son pays, d'où elle puise son inspiration, l'auteure, conteuse intarissable, contribue au rayonnement de la littérature francophone d'Amérique."
"La Sagouine en DVD: En cette année de 15e anniversaire du «Pays de la Sagouine», l’auteure, Antonine Maillet, nous transporte au Nouveau-Brunswick, plus précisément à Bouctouche en plein coeur de l’Acadie. Au fil de ses monologues, avec son accent aux consonances inoubliables, La Sagouine, cette attachante femme de pêcheur de morues au visage et aux vêtements salis par le dur labeur, nous relate toute l’histoire d’un peuple, le sien – la classe populaire acadienne. Cette oeuvre est puisée à même l'histoire, la langue, le folklore, les traditions et les caractéristiques géographiques du pays d’Antonine Maillet, l'Acadie. Dans ses écrits, plusieurs personnages imaginaires vivent dans un monde qui rappelle de beaucoup Bouctouche, son village natal. Par le biais de ce personnage du peuple, l’auteure conte l’épopée triviale de son héroïne de 72 ans, laveuse de plancher. La Sagouine est jouée pour la première fois en octobre 1972 au théâtre du Rideau Vert, puis adaptée pour la télévision de Radio-Canada en 1977 et présentée à nouveau en 2006."
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