Tranche de vie
Juan rentre à la maison mon petit bout de fille à ses basques. Il est livide. Je lui demande :
- Tu es fâché?
- Non.
- Tu as eu une mauvaise journée
- Non. Pas si pire…
Je le laisse macérer dans son jus tout en l’observant du coin de l’oeil. Je déshabille M’zelle Soleil qui jacasse. Juan continue de trimballer son nuage sombre. Je réitère :
- Tu fais la tête…
- Non.
- Bon alors c’est quoi ton problème?
Il prend une grande bouffée d’air et finit par lâcher le morceau
- Manon vient de me dire qu’elle ne pourra plus prendre Lily en septembre.
- Ah…
Sur le coup je ne capte pas trop son malaise. Petit à petit la nouvelle s’intègre à ma raison. Il continue.
- Oui, elle a pas trouvé assez d’enfant à garder alors elle compte demander à sa boss pour reprendre sa job à temps plein à l’automne. Paraît qu’ils sont trop justes! N’empêche, à eux deux, ils font plus d’argent que nous! Pis là, comme elle a que Lily, elle pense pas pouvoir continuer. Elle a bien vu que j’ai fait la gueule! J’étais super déçu! C’est quand même une mauvaise nouvelle!
Vu la mine qu’il tire, j’imagine qu’il n’a pas du réussir à cacher sa déception. La nouvelle finit par atteindre mon cerveau qui percute :
- Ah! Ouais…
- Va falloir qu’on retrouve quelqu’un…
- Hummm, ouais…
Manon la gardienne exceptionnelle prend congé pour réintégrer le système. Toutes ces sensations que j’avais lorsque Juan a commencé à me pousser à me détacher de l’enfant remontent à la surface. Mon cerveau s’éclaircit à mesure que mon humeur s’assombrit. Nous voilà les deux sous le nuage…
J’ai eu tant de mal à accepter de la faire garder. Le ciel m’a envoyé la gardienne parfaite et j’ai fini par capituler car je savais que c’était ce qu’il y avait de mieux pour ma fille. Manon, que je connaissais de loin, est éducatrice. Elle travaille dans un centre de la petite enfance (une garderie) à Québec trois jours par semaine. Elle a une fille de presque 4 ans et un garçon de presque deux ans. Comme elle a son rythme en garderie, elle reproduit chez elle la même routine, ce qui permet à Lily d’avoir une éducatrice et de profiter d’un petit groupe dans sa tranche d’âge. J’en étais venue à trouver que cela ressemblait à une garderie alternative. Un excellent service dans un milieu parfait. Régulièrement Lily rentre à la maison avec des bricolages, des collages, des petits trucs qu’elle a fabriqués. Elle est bien stimulée et elle fait son social sans se faire marcher sur les pieds. Que demander de mieux? Deux jours par semaine, depuis septembre, je finis par me faire à cette routine qui me permet de me retrouver. Seulement je savais bien au fond de moi que les aspirations de Manon étaient irréalistes. Elle ne peut pas monter sa garderie familiale avec juste deux jours de disponible. Son idée était aussi utopique que celle que j’ai eu de croire que je pouvais être pigiste à temps partiel! Il faut bien des originaux comme nous pour profiter de son service qui va à l’encontre des normes sociales. Il était évident qu’elle finirait par succomber à la pression. Durant quelques mois, ma voisine, à laquelle j’avais référé son service y emmenait son bébé mais maintenant que son congé maternité se termine, elle s’apprête à reprendre un travail à temps plein et vient de se trouver une gardienne à temps plein. Une gardienne moins adéquate que Manon mais beaucoup plus disponible! Et même si son congé maternité ne se finit que dans deux mois, elle était déjà prête, elle sature, elle veut retrouver sa vie.
Cette nouvelle me ramène à cette sensation que j’ai d’être différente de la norme. D’être capable de me dématérialiser pour des idéaux, de penser qualité plutôt que quantité, d'être plus abstraite que concrète, de vivre ma vie comme peu la décide. Nous discutons de la situation et mon nuage change de couleur tandis que celui de Juan s’allège. Retrouver une gardienne. L’idée que ce n’est pas obligatoire revient me titiller. Juan se charge de la repousser. Il est vrai que Lily a aussi besoin de socialiser avec ses pairs. C’est d’ailleurs ce qui me plaisait dans ce temps de garde sur une base de deux jours. Elle socialise et l’on se détache. Et lorsque nous sommes ensemble, je la fais profiter des enfants de la rue en jouant et en organisant des activités commune. Ma voisine me dit que sa fille aime beaucoup venir faire des activités chez moi, elle me dit : « Mais pourquoi tu n’ouvres pas une petite garderie chez toi? »Oui pourquoi Etolane? Pourquoi ne te ranges-tu pas comme les autres de ton âge? Pourquoi n’es-tu pas devenue institutrice lorsque tu en avais l’opportunité? Pourquoi ne veux-tu pas rependre la traduction à temps plein? Pourquoi es-tu comme tu es? Elle ne pose qu’une seule question mais j’entends toutes les autres qui résonnent dans ma tête. Je lui rétorque que j’écris sur une base régulière et que j’ai recommencé à travailler de ce coté là mais que je ne peux envisager de laisser garder Lily à temps plein d’ici qu’elle soit un peu plus grande et que je n'ai pas la vocation d'ouvrir une garderie même si j'ai un très bon contact avec les enfants. Alors que je me dépatouille dans mon explication elle me répond : « Oui, c’est vrai tu es une artiste, c’est pas pareil avec toi… »
Ah! Bon c’est ça ma maladie alors? Il paraît que c’est cela. Je suis une artiste à la tête de mule avec des idées de contrôle sur le comment éduquer mon enfant! Je n’ai pas une cent et je m’en fous. Je passe un temps fou avec mon enfant et c’est une richesse que j’accumule. Même si dans l’absolu j’ai des envies personnelles qui ne sont pas comblées, j’accepte ma situation monacale pour la qualité de vie et la sérénité d’esprit que j’y trouve. Je n’aime pas vieillir mais puisque c’est ainsi je désire vieillir en beauté, quitte à ce que le physique me lâche, je veux cultiver mon psychisme, je veux grandir de l’intérieur sans me pourrir ou m’aigrir. Même si superficiellement j’adorerai aller magasiner, avoir un pouvoir d’achat, voyager, acheter, me poupounner. Dans le fond, je préfère ne pas trop me plier au monde de consommation qui m’entoure. Intérieurement je me passerai bien de cette impression que je peux ressentir d’appauvrir ma famille. Surtout lorsque j’essaie de me mettre dans les chaussures de Manon qui se sent pauvre.
Mais l’essentiel est le plus fort, l’essentiel est cet idéal que j’ai lorsqu’il est question de ma vision en ce qui concerne ma « mamamitude ». Je ne désire pas juger les autres femmes. Chacun voit midi à sa porte. Chacun fait ce qu'il peut(veut) avec ce qu'il possède. Il est déjà assez bien difficile de mener sa propre vie sans perdre son temps à se préoccuper de celle des autres. Je choisis de me foutre de l’avis général tout comme je me fous de ne pas avoir de sous. Et puis la pauvreté ici, c’est relatif, il ne faudrait pas trop non plus se foutre de la gueule de tous les crève-la-faim sans toit qui vivent sur Terre! À l'heure de la mondialisation, à l'ère des communications, comment ne pas être conscient de tous ceux qui n'ont rien. Nous avons la chance de vivre dans un pays privilégié, un pays libre, riche et en paix où chacun peut décider du cours de sa vie, juste cela est un miracle si l’on se compare à d’autres moins bien lotis…
Je n’ai pas d’illusion, je sais que je ne ferais pas fortune avec l’écriture. Je connais trop bien le milieu littéraire et celui de l’édition. À moins que je ne sois pas assez ambitieuse, peut-être est-ce pour cela que je suis si lente à la tâche. J’écris par passion, j'écris parce-que je suis faite ainsi, je compte recommencer à publier des nouvelles, j’ai des idées de roman qui me taraudent, l’écriture est ma maladie chronique. Je n’écris pas pour la gloire mais pour l’art de la chose. Je ne suis jamais satisfaite mais je me soigne. Je compte être satisfaite de mon travail sur le coup de mes soixante ans. Pour moi l’écriture est quelque chose qui se mûrit. J’ai l’écriture douloureuse. J’ai fait des études de traduction car c’était le seul domaine qui s’accommodait de ma maladie chronique. La traduction était mon salut social. Mais voilà, je n’avais pas prévu de tomber si vite enceinte et cela a quelque peu chambouler mes plans. Depuis que je suis mère, les paramètres ont encore évolué. J’éduque ma fille à ma manière, dans une certaine optique, j’applique plusieurs de mes connaissances et j’essaie de lui offrir le meilleur des environnements selon mes principes. Je réalise que selon ces principes, il est dur pour moi d’envisager un temps plein avant ses quatre ans.
Durant les fêtes lorsque j’ai revu Liz, devenue avocate à Montréal, je ne l’ai pas sentie si attachée à ses petits. Elle m’explique qu’elle admire ma patience, que dans son absolu elle aimerait être plus à la maison mais qu’en réalité si elle ne va pas travailler, elle a l’impression de devenir folle. Elle m’explique combien elle a besoin de cet épanouissement personnel. Je la comprends sans pouvoir m’associer à cette sensation qu’elle me décrit. Je ressens le besoin de voir grandir ma toute petite fille et de participer à son quotidien. Je me demande si ma propre sensation maternelle est reliée au fait que j’ai senti la mort tout de suite après l’avoir mise au monde. J’ai senti la faucheuse m’effleurer et c’est le visage de mon enfant qui m’a tenue en vie. J’ai prié le ciel et tous les saints de me laisser être mère. J’ai imploré le ciel et tous les saints de me laisser être une maman pour ce petit être innocent. Je ne sais qui des Dieux ou de la médecine m’a sauvée. Les scientifiques diront la médecine. Je ne suis pas scientifique. Ce que je sais c’est qu’une fois la vie retrouvée, être maman est devenue une passion. Mais je m’emporte…
Maintenant que M’zelle Soleil a passé le cap de ses deux ans, je n’ai pas l’impression que mon éducation est bonne à jeter. Je ne compte plus les gens qui me parlent de sa bonne humeur, de son amabilité, de ses compréhensions, de comment cet enfant a l’air facile et éveillée. Oui, c’est vrai, elle est facile. Elle est aussi facile qu’elle a la vie facile. Je ne suis pas sure qu’elle soit réellement plus facile qu’une autre. Elle a un sacré caractère, une tendance à être nerveuse, une volonté de fer, tout sa mère dirait son père. Je ne trouve pas qu’il est facile de l’élever. Je ne trouve pas qu’être parent est facile. Il n’est pas facile de faire des choix différents. Il n'est pas facile de ramer à contre courant. Mais qu’il y a t-il de facile de la vie?
Ce qui ne sera certainement pas facile, ce sera de retrouver une gardienne à la hauteur de Manon….
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