Réveil de conscience
Depuis quelques jours le campus est en ébullition. La grève est à nos portes, les unes après les autres les assos étudiantes organisent des assemblées générales pour déterminer qui se mettra en grève. Depuis quelques jours, je regarde les choses aller plus amusée que consciente. À environ de 5 semaines de mon diplôme, je regarde les évènements se multiplier sans vraiment m’impliquer. La cause est des plus justes, je suis moi-même touchée, première sur le front des victimes, coupée par la nouvelle réforme décriée. Je suis heureuse de finir cette année et il est plus facile de ne pas tant m’en préoccuper. J’appuie moralement la révolte qui gronde sans rien faire d’autre que de prendre en photos quelques actions dispersées. Puis, ce matin, la grève est arrivée dans ma petite bulle d’égoïsme…
Après un examen en matinée, j’entends couler les rumeurs d’une assemblée générale de l’association de traduction. Pour la première fois, je me pose sérieusement la question : « Est-ce que je veux la grève oui ou non??? » Mon premier réflexe n’est pas favorable, je discute avec des gens à droite, à gauche et si tout le monde se rejoint sur l’injustice de la réforme, peu se prononcent en faveur d’une décision qui risquerait de bouleverser nos vies. Personne n’a envie de se voir prolonger une session qui se doit d’être finale. Pour ces mêmes raisons, je penche pour dire « non » à cette grève étudiante.
Dans le fond de mon cerveau, je me souviens des deux grèves différentes que j’ai déjà traversées depuis que j’ai commencé ce programme de traduction. Première année: grève des professeurs qui nous paralysa durant plusieurs semaines. Je me souviens de mon écœurement à savoir que ceux-ci étaient payés même s’ils faisaient grève alors que je devais payer des cours que l’on ne me donnait pas. Des cours que je n’ai jamais eu puisque lorsque repris la session « in extremis » les profs ont condensé la matière pour ne pas avoir à prolonger la session. Je me souviens m’être dit que le service à la clientèle n’était vraiment pas excellent! Puis les mois ont passé et j’ai continué de cheminer sur cette route d’instruction. La deuxième année se passa sans anicroches ( si l’on oublie le fait que Juan se cassa le cou à la rentrée. 1 an de convalescence et beaucoup de chance). La troisième année nous eûmes droit à la grève des chargés de cours. « Refelemele comme en 40 » comme ce fut le cas avec les profs, cela dura quelques semaines et cela s’arrêta juste avant que l’on ne perde la session. Les cours furent condensés, encore une fois l’on en eut pas vraiment pour notre argent, mais bon j’étais depuis habituée aux vicissitudes de l’université! Mon écœurement fut moindre d’autant plus que leur combat comportait certaines vérités qu’il me plaisait de voir défendues. Les mois passèrent. Septembre dernier me rendit verte de rage un long moment aprés que j'eus compris cette nouvelle réforme venue me croquer la pomme, mais le quotidien me rattrapa et l’envie de finir emporta tout sur son passage…
Depuis quelques jours, je regarde se faire la grève sans trop y penser, sans vraiment m’en préoccupée. Ce matin, j’écoute parler les gens et pour la première fois me penche sérieusement sur le problème. J’entends quelqu’un dire : « De toute façon comme j’ai quasiment fini et que je suis de nature égoïste même si la cause est juste, je vais sûrement choisir la solution égoïste.»
Je descends les escaliers vers la cafétéria, cette petite phrase innocente se faufile entre mes idées, me bouscule les pensées, s’incruste jusque dans mon cœur. Je sens un malaise remonter le long de mes veines. Je sens que mon avis est subtilement en train de changer. Je rencontre d’autres gens qui finissent aussi en mai et toujours revient cette même réflexion, puisque l’on est si proche de la fin on va pas se faire chambouler la vie pour rien! Je regarde les étudiants en grève du coin de l’œil, je souris à leur marche passionnée accompagnée de chants et tambours. Un fille me demande :
- Et toi, tu vas voter quoi finalement?
- Ben tu sais, j’ai entendu ce matin quelqu’un parler de choisir la solution égoïste et comme je n’ai jamais aimé être égoïste, je crois que je risque de dire oui à la grève…
La notion d’égoïsme réveille quelques âmes qui opinent du chef en silence. Une jeune fille qui respire le cash à plein nez m’explique qu’elle ne votera pas « oui » car il est hors de question qu’elle prenne le risque de perdre sa session! Je lui demande : « Mais es-tu concernée par la réforme, est-ce que tu en touches? » Elle me répond vivement qu’elle n’en a pas besoin alors ce n'est pas vraiment ses oignons! Elle est d’accord avec le fait que ce n'est pas juste pour les autres mais bon!!!
C’est l’heure de l’assemblée, je retourne dans ce même amphi que je viens de quitter. L’ambiance concentrée de l’examen a laissé place à l’agitation de cette mesure exceptionnelle. Je m’assois sur une table et regarde la faune autour du moi. Une jeune étudiante au programme d’Histoire est sur le devant de la scène. Elle commence à nous expliquer ce que veut dire la grève en quelques mots calmes et posés: Depuis un an, plusieurs associations étudiantes font des pieds et des mains pour se faire entendre du gouvernement sans retenir l’attention, c’est pourquoi l’on en est arrivé là! Même si ce n’est pas la meilleure solution, toutes les autres ont échoué et c’est comme cela que s’est déclenché ce mouvement de grève générale. Sur le campus de Laval un étudiant sur trois est touché. Sur l’ensemble de la province, 85 000 étudiants ont déjà pris le pli de la gréve avec l’espoir que le nombre fera la force. Il paraît que cela coûterait plus cher au gouvernement de rallonger une session que d’annuler ces coupures injustes qui visent principalement les étudiants les plus pauvres. Elle explique que dans toute l’histoire du Québec, il y eut 7 grèves générales de la population étudiante et jamais l’on annula une session. Ce sont des paroles que l’on se dit pour se faire peur mais cela n'est sont encore jamais arrivé! Après la jeune fille calme posée, un étudiant à lunettes prend le devant de la scène et commence ainsi :
- Alors moi je suis en première année, je suis sur le régime des prêts-bourses et je suis contre la grève car je ne veux absolument pas perdre ma session! C'est clair que je ne prendrai pas le risque de perdre une session que j'ai payé…
Je sens mon sang bouillir doucement. Une petite voix s’exclame dans ma tête : « Quoi! tu es en pleine sur la ligne de front et tu as pas plus de couilles que ça pour défendre tes droits!!! » Il enchaîne :
- De toute façon au Québec, c’est là où on paye le moins cher alors pour ne pas perdre ma session, je suis prêt à me sacrifier pour me rendre au même point que les autres provinces!
Je manque de m’étouffer : « Ben voyons, essaye surtout pas de protéger tes acquis le gros! ». Je sens mon sang bouillir dangereusement, je sens monter la révolte en même temps que ce malaise de me retrouver au milieu de ce troupeau d’individualistes pas capable de voir plus loin que le bout de leur nez, que les limites de leurs petits bulles d'existences paisibles. Je sens monter la nausée…
Une "vielle peau" dans l’assemblée appuie ce point et je manque d’exploser devant une telle sensation d’individualité. Je ronge mon frein et vais voter « oui » sans plus me poser de question. Ma conscience sociale s’est d’un coup réveillée et je ne ferais certainement pas partie de ce troupeau de moutons qui se laisserait ‘manger la laine sur le dos’ sans même se rebeller. J’ai le sang qui bouillonne comme un volcan prêt à rugir! D'étranges sensations me chauffent les neurones et je ne peux m’empêcher d’apostropher la "vieille peau" sur le chemin de ma sortie. Je regarde son petit sac à main, son air rangé et alors qu’elle m’empoisonne de son égoïsme fier, je rassemble toute mon énergie pour ne pas lui donner un coup de boules! Je n'en reviens pas de la violence de mes émotions. Elle me dit :
- De toute façon la grève ne changera rien!
- Et rien faire ne changera rien non plus et là au moins on en est sûr!
Oh! Lala que je suis en criss’ (colère noire)! Je sens jaillir en moi la révolte, je la sens qui m’emporte, je contemple la femme âgée d’un regard méprisant avant de me sauver pour ne pas exploser! Cette individualité de masse me choque profondément! Comment tout le monde peut-il être d’accord sur le fait que les coupures ne sont pas justes et ne pas ressentir le besoin d’agir. Et lorsque tu es touché de plein fouet, décider de ne pas agir, n’est-ce pas la solution la plus lâche possible? Et même si tu ne l’est pas, n’est-il pas possible que tu essayes de te mettre dans la peau de ton voisin de table juste deux petites minutes?
Je n’en reviens pas! Est-ce si difficile pour la majorité de ressentir une once de compassion, un zeste d’empathie! Est-ce si difficile de voir plus loin que le bout de son nez ? Parce-que si on y pense à long terme: moins l’éducation est accessible à tous et plus la société s’appauvrit intellectuellement! Pour le bien de tous, ne vaut-il pas mieux que les pauvres aient aussi le droit d’étudier si telle est leur volonté (sans s’endetter à l’os)? Comment peut-on hypothéquer l’avenir de cette portion de la population sans penser que dans le grand schéma des choses tout le monde y perdra de toute façon???
Je vais me cacher au fond de la bibliothèque histoire de calmer mes passions. J’appelle Maitre Gwido caché au fond de sa tanière urbaine. Je lui résume la situation, me défoule un peu sur une oreille amicale, je sens à peine baisser la pression de ma révolte éveillée. Il me dit : « Ben tsé, les étudiants en anthropo, socio et sciences-po, on leur apprend à réfléchir, alors c’est normal qu’ils aient une conscience sociale! »
Je macère sur cette idée qui n’est pas folle alors que je vais rejoindre Juan qui m’attend pour rentrer. En chemin, je rencontre Steph et Ève, évidemment la discussion tourne autour de la grève. Elles ont raté l’assemblée, je leur résume la situation, je suis pompée et elles rigolent de me voir si énervée! Elle reconnaissent la vieille peau que j’ai apostrophée pour une chiante de leur année. Elles m’expliquent que celle-ci a mari et enfants, elle vit dans un bungalow de banlieue et qu’elle se résume très bien à sa petite bulle! Voilà qui ne m’étonne pas pour un sou! Comble de malheur alors que je leur parle de mon dégoût de ce gars de première année qui vint expliquer à la ronde sa petite individualité, je le vois arriver droit sur nous, je m’exclame : « Mais c’est lui! » Il me sourit et me répond, fier comme un coq : « Oui, c’est moi le capitaliste! ». C’en est trop, j’éclate :
- Et bien laisse moi te dire que je trouve ce genre de discours honteux!
Je le regarde droit dans les yeux et me répète! Il prend la mouche et me dit :
- Je te juge pas, alors tu n’as pas le droit de juger!
- J’ai le droit de dire ce que je pense et je trouve que c’est une honte que de penser ainsi!
- Tu n’as pas le droit de me dire cela, je ne te traite pas de communiste!
- De un, je vois pas le rapport, de deux, tu te proclames capitaliste, tu craches sur tes acquis et j’ai tout à fait le droit de dire que je trouve que c’est honteux après ton discours de tout à l’heure!
Il prend peur, je le comprends, je me sens légèrement enragée! Je me retiens de l’agresser davantage en lui disant qu’en plus je le trouve lâche et que je me demande bien s’il a des couilles dans son pantalon! Je sens la furie me chauffer les veines. Je respire par les oreilles. Il rejoint le local en me lançant en regard sombre. Je sors dehors respirer l’air froid pour ne pas m’étouffer de révolte intérieure. Une seule notion résonne en mes neurones électrocutés: « Conscience sociale ». Je ne pense pas que cette notion ne se soit jamais dessinée avec autant de clarté en mes idées…
Une jolie fille fume une cigarette, je me tourne vers elle et gentiment lui demande son avis sur la chose. Elle me répond le discours habituel d’égoïsme ambiant. J’essaie de racheter un peu de mon karma en discutant calmement avec elle, je lui expose ces points qui me révoltent. J’entends les mêmes préjugés qui m’énervent. Ces mensonges qui veulent faire croire que les étudiants sur les prêts et bourses vivent comme des rois! Je n’en peux plus d’entendre ou de lire pareilles conneries. S’il y en a certains qui profitent du système, ce n’est pas la majorité et je suis bien placée pour savoir qu’avec 9000 $ par année, tu es bien loin sous le seuil de pauvreté! Je suis bien placée pour savoir que certains jours, il n’y a pas gros à manger! Je me colore la vie en rose avec mes petits moyens conjugués à une grosse dose d’espoir, une recherche de savoir. Je connais beaucoup de monde qui vivent de façon pas mal plus misérable que moi! Que dire du petit gars de Limoilou qui aurait le goût et les capacités d'étudier? Ou de l'adulte sur un retour d'études qui lâche tout pour s'instruire? Ne désirons nous pas une société instruite? Ne creusera-t-on pas avec cette réforme le fossé entre les riches et les pauvres? N'y aura-t-il plus que les riches qui pourront étudier? Avec surprise je l’entends me dire : « Tu sais, c’est pas con ce que tu dis, c’est vrai que je n’avais jamais pensé de cette façon et maintenant qu’on en parle, je me rends compte que je fais pas assez attention au tout ».
Je vois Juan arriver. Je la remercie de cette discussion civilisée et j’embarque dans l’auto, je suis encore chauffée à bloc! Juan rigole de me voir toute excitée. Il sourit devant l’éveil de cette conscience qu’il contemple avec douceur. Les kilomètres défilent alors que je m’exprime. L’on arrive dans le silence de notre village cossu. De retour dans ma bulle, je laisse mon clavier avaler ma révolte sourde…
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